On sait le lourd tribut qu’ont payé les équipages d’essais en France au cours des 30 années qui ont suivi la guerre de 1939-1945 et ceci pour que revive notre industrie aéronautique, jugulée pendant près de cinq ans. De 1946 à 1951 en 5 ans ; 49 morts. Pour les dix années suivantes 1946-1956 : 89 morts. Au total, en trois décennies 142 morts, dont 70 pilotes, de 1946 à 1976. Ce que l’on sait moins, c’est le nombre de mécaniciens navigants d’essais frappés eux aussi en accomplissant leur mission. On en compte 28 sur cette période.
Trop souvent oubliés, les mécaniciens d’essais et à plus forte raison les mécaniciens, en général, recueillent rarement l’hommage qu’ils méritent. Il est vrai qu’ils travaillent le plus souvent dans l’ombre, au fond du hangar et fréquemment en compagnie seulement de leur conscience professionnelle. Pour eux l’amour du métier, l’obsession du travail bien fait, le sens de la responsabilité, passent avant les horaires figés. Leur bonheur c’est d’être responsables d’un avion, d’être l’homme de confiance d’un pilote.
Je me souviendrai toujours de ce 6 juillet 1947 marqué par l’accident d’Alfred Testot Ferry, lors de sa présentation du SUC-10 “Courlis” au meeting aérien de Villacoublay. Je revenais de Château-Arnoux (Alpes de Haute-Provence) et nous avions fixé une heure précise de rendez-vous pour un tour de piste, en patrouille, au terme de sa présentation. Je devais être seul à l’atterrissage, mon ami s’était écrasé quelques minutes plus tôt. Je roulais doucement vers mon parking quand je vis devant moi arriver comme un fou et faisant des gestes incohérents, son mécanicien, il me hurla des phrases incompréhensibles, il avait l’air dément. En fait il était comme fou de chagrin. Son pilote, son “frère”, venait de se tuer. Est-il plus bel exemple de la merveilleuse connivence qui lie si souvent le mécanicien et le pilote ?
Dans la chasse, pendant la guerre, un “mécano” était attitré à chaque avion, à chaque pilote. Quand celui-ci partait pour une mission, il vivait le moment le plus désagréable de sa journée. Il se sentait soudain seul, comme s’il était resté sur le quai d’une gare au moment où part le train emmenant l’être cher qu’il avait accompagné. Désœuvré, inquiet, il connaissait souvent l’angoisse et son cœur battait fort au moment du retour de la formation. Il se détendait seulement quand il avait repéré “son” avion, et qu’il était certain de son retour. Il était bien entendu le premier à aller au-devant de son “héros” encore harnaché dans sa cabine.
Le mécanicien d’essais a une tâche particulière et une responsabilité plus lourde du fait qu’il travaille sur un appareil qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Il lui faut donc redoubler d’attention, multiplier contrôles sur contrôles, ne rien laisser au hasard. En vol, sa connaissance de la machine doit être sans failles et ses réflexes lui permettre de réagir à la moindre anomalie.
Parmi ceux qui ont réussi à atteindre ce sommet du métier – je devrais dire la vocation – de mécanicien, Michel Rétif a certainement été un cas exemplaire. L’Académie Nationale de l’Air et de l’Espace qui célébrait en novembre [1993 ndlr], à Toulouse, le dixième anniversaire de sa création lui a remis la Médaille de Vermeil. Cette médaille est la plus prestigieuse décernée à un seul lauréat chaque année, sélectionné parmi plusieurs candidats proposés et attribués suite à un vote secret. Michel Rétif a été plébiscité à l’unanimité ! Il faut reconnaître que sa carrière de plus de 42 ans au service de l’aviation a de quoi frapper l’imagination et susciter l’admiration.
Né à Versailles le 17 février 1923, il entrait comme apprenti à la S.N.C.A.S.O. (Société Nationale de Constructions Aéronautique du Sud-Ouest), le 8 septembre 1938, à 15 ans. Il a été affecté d’abord aux camps de jeunesse avant de faire huit mois de service militaire dans l’Armée de l’Air en 1945. Sa grande chance a été de se faire remarquer, à la S.N.C.A.S.O., par Arnaud Raimbeau, à l’époque chef-mécanicien d’essais dans la société. Avec un tel “tuteur” il était sur la bonne voie. Travailleur, consciencieux, doué et ne ménageant pas ses efforts, il fut très tôt affecté au service “essais en vol” dans ses déplacements successifs de Cannes, à Châteauroux, Villacoublay, Bricy, Brétigny et enfin Melun-Villaroche.
Il était donc présent aux premiers essais des SO.30 R, 30 N “Bretagne”, S0.93 (dérivé du fameux SO.90 du Commandant Hure), dont nous rappelions ici l’exploit dans le dernier numéro de “Pionniers”, mais aussi du SO.6000 “Triton”, premier avion à réaction français. Armand Raimbeau, accompagnait Daniel Rastel pour le premier vol historique du 11 novembre 1946. Mais, l’année suivante, Michel Rétif obtenait sa licence de mécanicien d’essais, ce qui lui permit de prendre le relais de Raimbeau (occupé par la mise au point des SO.9050 “Trident II” et de participer aux essais en vol des SO.6000 “Triton” avec Rastel. Il fut donc le second mécanicien navigant à voler sur prototype à réaction, en France. Ce n’était qu’un début…
Le 18 septembre 1952, il fait équipage avec Jacques Guignard pour le premier vol et les essais du SO.90 M. appareil banc d’essais doté d’un train monotrace Hispano-Suiza, basé sur les mêmes principes que celui du bombardier “Vautour”. Il permettait de vérifier divers éléments et efforts d’une formule quelque peu révolutionnaire. Moins d’un mois plus tard, le 16 octobre allait être une date phare dans la carrière de Rétif : il était à bord du SO.4050.01 “Vautour” pour son premier vol, placé sous la responsabilité du grand pilote d’essais Jacques Guignard. Le “Vautour” biréacteur sortant des sentiers battus était, à l’époque, une vedette de notre industrie aéronautique. Il avait été conçu par l’ingénieur Jean-Claude Parot, chef d’un bureau d’études de la S.N.C.A.S.O. Construit à 180 exemplaires pour l’armée de l’air française, il devait faire une longue et brillante carrière après les essais menés sur 3 prototypes et 6 appareils de présérie qui occupèrent longtemps Rétif.
Le “Vautour” eut en particulier l’honneur de permettre à Louis Christiaens, Secrétaire d’Etat à l’air, d’être le premier ministre en exercice au monde, à passer le mur du son. C’était à Brétigny, le 29 décembre 1953. Roland Glavany, futur chef pilote d’essais de Dassault, était aux commandes pour emmener son courageux passager de 63 ans et c’est Michel Rétif qui, désigné par la S.N.C.A.S.O, avait préparé l’avion et “harnaché” le ministre à bord du “Vautour”.
En 1957, quand intervient la fusion S.N.C.A.S.E.-S.N.C.A.S.O. pour devenir Sud-Aviation, Rétif est muté à Toulouse. Cette fois il va se consacrer à “Caravelle” à partir de 1958. Les deux prototypes poursuivent essais et présentations (depuis le 27 mai 1955 pour le 01 et depuis le 6 mai 1956 pour le 02). Le premier exemplaire de série a fait son premier vol le 18 mai 1958. Michel Rétif, pendant six ans, participe activement aux essais de mise au point et de certification des types successifs du premier moyen-courrier à réaction. Il est apprécié pour sa capacité de travail, le soin avec lequel il prépare chaque vol, la pertinence des suggestions techniques qu’il propose.
Il est donc naturel qu’au moment de constituer son équipe, cinq ans avant le premier vol, André Turcat le fasse affecter au programme “Concorde” comme chef mécanicien navigant d’essais, dès 1964. Rétif mesure la confiance qu’on lui témoigne. Il entend ne pas décevoir, il est bien décidé à donner toute sa mesure. Il se met au travail avec méthode. Il veut tout savoir de cet avion révolutionnaire, tout comprendre de sa conception, de sa construction, de ses composants, de ses particularités d’utilisation. Pour ce faire il suit le travail des bureaux d’études et interroge les ingénieurs comme les spécialistes de toutes disciplines. Il lit et étudie tous les documents et plans ayant trait à ce programme futuriste qui doit surclasser les appareils commerciaux les plus récents dont il doublera la vitesse commerciale. Tout est nouveau, les méthodes d’essais doivent être repensées, les moyens d’investigation se sont perfectionnés. En vol, les équipements de contrôle seront plus nombreux, plus performants, encore faudra-t-il en maîtriser tous les secrets. Rien ne rebute Rétif, pour lui rien ne doit constituer une énigme ni rester dans l’ombre. Il s’adonne à un travail de titan.
Bien avant le premier vol, il se sait prêt à assumer sa mission. En tire-t-il de l’orgueil ? Surtout pas. De nature, il est modeste, il n’est pas un “champion du baratin”. Il donne même l’impression d’être timide. Sa vie privée est sans histoire, elle contribue à son équilibre, en compagnie de sa femme et de ses trois enfants. Sa famille ne lui reprochera jamais, sa passion et son dévouement total à son métier. A sa façon, elle l’aide par des encouragements tacites sans laisser déborder l’admiration secrète qu’elle ressent d’avoir en son sein un homme de valeur tant sur le plan professionnel que moral.
Finalement le 2 mars 1969, à Toulouse, “Concorde 001” décolle pour la première fois, piloté par André Turcat avec pour co-pilote Jacques Guignard – le “cocher” de Rétif sur “Vautour” – Henri Perrier, ingénieur navigant n°1 du programme “Concorde” et Michel Rétif. C’est un vol historique pour les annales de l’aviation mondiale, ça n’est cependant qu’un début, fêté comme il se doit dès l’atterrissage. Rétif quitte le dernier l’appareil car il veut s’assurer que tout est en ordre à bord. La fête passera après.
La grande aventure de “Concorde” est cette fois lancée au grand jour. Les essais vont se poursuivre pendant sept ans puisque le premier vol commercial n’aura lieu que le 21 janvier 1976. Au cours des mois, les équipages d’essais seront plus nombreux, aux prototypes français et britanniques s’ajouteront les avions de présérie pour mener “Concorde” jusqu’à la certification européenne et américaine.
Tout au long de cette période. Michel Rétif conservera son poste de chef mécanicien navigant d’essais. Il aura été à bord pour le premier vol à Mach 1, le premier vol à Mach 2, le vol avec le Président Pompidou, le fameux vol aux Açores pour la rencontre Pompidou-Nixon réussi grâce à Jean Franchi et Jean Pinet par un temps plus qu’épouvantable … Bref Michel Rétif aura connu les moments les plus fascinants de l’histoire des appareils en essais.
Mais l’heure de la retraite de Personnel Navigant devait sonner pour lui le 31 décembre 1979. Il avait totalisé 5.200 heures de vol en presque totalité au titre des essais en vol sur appareils à réaction dont plus de 1.000 heures sur “Concorde”.
André Turcat avait un jour déclaré : “Michel Rétif et Henri Perrier sont ceux qui connaissent le mieux et tout de Concorde”. Un témoignage de poids. Rien d’étonnant alors qu’en 1980 il ait été officiellement chargé par Aérospatiale des relations techniques auprès d’Air France et de British Airways.
Au terme de son mandat à ce titre, Jean Pinet, pilote d’essais avec qui il avait beaucoup volé lors des essais de “Concorde”, fait appel à lui dans le cadre d’Aéroformation. Administrateur-gérant d’Aéroformation, Jean Pinet appréciant les compétences de Rétif, le charge des simulateurs “Airbus”.
N’ayant jamais recherché les honneurs et donnant priorité à l’honnêteté et à la modestie, Michel Rétif a pourtant été promu Officier dans l’Ordre National du Mérite sans qu’il lui ait été nécessaire d’intriguer. Il a également reçu la Médaille de l’Aéronautique, décoration qui n’est pas bradée et dont le milieu aéronautique connaît la vraie valeur. Depuis peu s’y ajoute la Médaille de Vermeil de l’Académie Nationale de l’Air et de l’Espace. C’est justice.
Jacques Noetinger