Par André Turcat
Extraits de son livre “Concorde”, Essais d’hier, batailles d’aujourd’hui
Texte en italique par Pierre Grange
Ce 2 mars 1969, c’est peu dire que le monde entier est impatient de voir voler Concorde. Bernard Dufour, le directeur de l’usine Sud Aviation de Toulouse avait beau annoncer le premier vol pour le 28 février 1968 tout le monde savait après le roll out de décembre 1967 que cet objectif serait inatteignable. Ce n’est que le 27 décembre 1968 que le 001 est livré à la Direction des essais en vol qui, après de nombreux essais de roulage, va le déclarer bon de vol le 26 février. Il ne reste plus qu’à attendre la météo favorable. Vent d’autan et brouillard hivernal mirent à rude épreuve les nerfs des 600 personnalités et journalistes dépêchés sur place en repoussant de trois jours l’évènement.
Ce dimanche 2 mars, c’est le prototype lui-même qui joue sa diva. Une première mise en route arrêtée pour un changement de calculateur puis, juste avant le roulage, le non-fonctionnement d’un groupe de conditionnement d’air. André Turcat décide alors de partir « en impasse » en espérant que les deux groupes en fonctionnement tiendront … ce qui ne sera pas le cas !
Comme à l’habitude, un avion accompagne le premier vol du prototype. Son pilote peut surveiller de près l’avion en vol et confirmer, si besoin, la vitesse indiquée. Ce rôle est dévolu à un Gloster Meteor piloté par Gilbert Defer. Le roulage du Concorde sera court. Le monde entier l’observe.
Henri Perrier, Michel Rétif, Jacques Guignard, André Turcat avant leur vol historique
Nous sommes encore sur freins pour quelques secondes, et pendant ce temps le Meteor, derrière nous, a pris l’axe de piste et calcule les secondes pour être à côté de nous dès après le décollage. Pour nous, c’est à peine si nous regardons une seconde à l’intérieur de nous-mêmes, tous nos sens sont tendus vers les instruments, les commandes, les signalisations, avec le souci de ne rien laisser échapper. Il n’y a plus de place pour l’appréhension, c’est l’action ; au point que l’espèce de jouissance primitive du décollage, avec toute une énorme puissance tenue d’une main dans quatre manettes, je ne l’éprouverai même pas.
15 h 40 et 11 secondes, lâcher des freins, Top ! Les réchauffes sont bien allumées sur les quatre moteurs. Jacques Guignard annonce les vitesses : 90 nœuds… 100 nœuds… 110… 120…
Les annonces battent presque la seconde. Jacques : 130… 140…
André va utiliser la technique de rotation des chasseurs de l’époque : on affiche une assiette et on attend que l’appareil s’envole
C’est le moment de la rotation. Je soulève le nez doucement, vers l’assiette de 10°. Jacques : « 150… 160… Décollé ! ». Toute notre attention va toujours à la machine, mais une corde vibre en nous. Quel sens a ce mot « décollage » pour nous, qui étions collés au sol depuis si longtemps !
Jacques : « 30 pieds, 40 pieds, 50 pieds. »
André : « tout va bien. J’ai fait un tout petit pompage en gauchissement après le décollage, et j’étais allé trop loin en assiette à cabrer. J’ai rendu un peu la main, tu l’as suivi, Henri ? »
Henri Perrier : « oui, de 2°. »
« Les moteurs se comportent bien ? »
Michel Rétif : « oui. »
Jacques : « Y a bon. »
C’est à ce moment que Gilbert Defer qui pilote le Meteor d’accompagnement s’annonce en position et donne sa vitesse 224 nœuds. La vitesse indiquée à bord de Concorde indique 220, elle est validée. André Turcat avait donné des consignes de silence radio, afin que seules les informations essentielles au vol soient échangées sur la fréquence.
La consigne de silence vient pourtant d’être enfreinte une fois à bord du Meteor, et par l’un des plus taciturnes en vol :
Gilbert : « Tu ne peux pas savoir ce que c’est beau ! »
Guidé par radar, le 001 effectue un grand tour de piste sans changement de configurations. Le vol ne sera pas serein pour autant. Une lampe rouge de signalisation de largage du parachute frein s’allume, Gilbert pourra vérifier à partir du Meteor que ce n’est pas le cas. Plus gênant, après une dizaine de minutes de vol, le conditionnement d’air du moteur 3 tombe en panne, il ne reste qu’un seul groupe et cela est très gênant pour l’équipage et surtout pour les équipements.
A bord, avec un seul groupe de conditionnement d’air, il commence vite en effet à faire vraiment chaud et, sous nos casques, nous suons bientôt à grosses gouttes. Mais nous pensons surtout à l’électronique qui commande en particulier les moteurs et qui n’aime pas trop la chaleur.
André décide donc de ne pas faire les deux approches qui étaient prévues à l’ordre d’essai et de se poser directement si la première présentation est bonne.
Le sol me paraît se présenter bien vite. Nous saurons après coup par les mesures de notre station au sol que le vent arrière était en réalité de 18 nœuds à l’atterrissage, le plus fort que nous rencontrerons de toute la carrière de l’avion, et plus fort qu’on n’autorise en général pour tous les atterrissages !
Michel : « 20 pieds, 10, 5, le sol. »
André : « j’ouvre le parachute, et je freine doucement. »
Jacques : « 110, 100, 80 nœuds. Et voilà ! C’est gagné. »
Il est 16 h 08. Jacques et moi, baignés de sueur, avons dû ouvrir les glaces coulissantes pour nous donner l’air frais dont la panne de conditionnement nous privait depuis vingt minutes. Y a-t-il des cris ? Des explosions de joie ? Certainement pas. Chacun pousse du moins, intérieurement peut-être, un énorme ouf ! Il pense avoir simplement bien fait son travail. La conversation demeure technique jusqu’à l’arrêt.
16 h 16. L’avion est au parc, le nez est remonté à la position normale de décollage, les moteurs sont arrêtés, et l’équipage poursuit sa litanie normale après l’arrêt. Partis tout à l’heure de nos hangars, nous sommes maintenant devant l’aérogare et les caméras, sous le regard de la foule et de nos épouses. Chaumeton est de nouveau à l’écoute, par la prise d’interphone sur la roue avant.
Chaumeton : « voulez-vous le groupe de conditionnement ? »
André : « oh ! oui. »
L’équipage est attendu dans la salle de l’aérogare de Blagnac et dans l’enthousiasme général, André Turcat dira : « Vous voyez que la machine vole et je peux ajouter qu’elle vole bien ! »
Le 17 février 2024, 55 ans après ce vol historique, Michel Rétif fêtait ses 101 ans