Le dernier vol de Gilbert Jacob
Par Pierre Grange
Le dernier vol est un moment important dans la vie d’un pilote de ligne ; ce point final lui permet de savoir enfin s’il a bien exercé son métier ; pas de bilan possible avant la dernière application du frein de parc. Je me souviens ici du dernier vol de Gilbert Jacob et plus particulièrement de sa dernière étape aux commandes.
” Veux tu être mon copi pour mon dernier vol ?” La question de Gilbert Jacob me faisait grand plaisir, vu l’estime et, oserais-je le dire, l’amitié dans laquelle je le tenais. Il fut, pour moi, un exemple. Je connaissais bien Gilbert depuis qu’il avait été mon instructeur sur Boeing 747 en 1979. J’avais découvert au cours des deux mois que durait l’exercice, un monsieur charmant mais secret ; c’est avec joie que je le retrouvais quelques années plus tard, en tant que Chef de Division Concorde. Comme sur Boeing, Gilbert était, sur Concorde, la compétence même.
Donc ce jour-là de janvier 1987, avec Gilbert Barbaroux comme officier mécanicien navigant, nous partons joyeux pour New York. Madame Jacob est passagère et, discrète, viendra assister à l’atterrissage ; Gilbert « fait l’aller », c’est-à-dire qu’il pilote sur l’étape ; quant à moi je m’occupe de l’assister au mieux, en particulier en faisant la radio. Sur Concorde, et plus encore que sur les autres avions de ligne, il faut que le « radiotélégraphiste » soit bien en phase avec le pilote aux commandes. Les forts taux de montée et de descente demandent d’anticiper les demandes auprès du contrôle aérien.
Pierre Grange, Gilbert Barbaroux et Gilbert Jacob
C’est le copilote qui, traditionnellement, s’informe de la météo. Nous sommes en 1987, Concorde traverse l’Atlantique à Mach 2 mais il a les moyens de communication des DC4 et Constellation d’antan. Nous communiquons en HF. Seule amélioration, on travaille en « phonie » alors que les anciens travaillaient en graphie « titi… tata … ». Nos postes HF sont faciles d’utilisation mais, dans le casque, la sonorité reste celle de la HF, c’est-à-dire une bouillie sonore dans laquelle il faut savoir s’imposer. Ils nous permettent, lors de la traversée de l’Atlantique, de communiquer avec les centres de contrôle de Gander et de Shannon, de prendre les météos récitées à heures fixes sur des fréquences dédiées, et, en cas de besoin, d’appeler le centre opérationnel de la Compagnie. En zone océanique, la HF est notre seul canal de communication.
Et ce jour-là, la météo à New York ne s’annonce pas très bonne. Les « prévis » et les « actuelles », que je copie à H + 10 et H + 40, parlent de plafonds bas, de vents forts, de pluie enfin rien de bien réjouissant mais rien non plus d’inquiétant. Kennedy reste fréquentable. Les terrains en route sont au-dessus des minima et, à plus de 15 mille mètres, dans le ciel bleu profond de Concorde et son soleil éclatant, nous sommes sereins.
Par le travers d’Halifax, à 500 miles nautiques de l’arrivée, nous contactons en VHF l’escale de New York, grâce à l’antenne relais située à Bangor. La VHF est à la HF ce que la modulation de fréquence est aux ondes courtes. Dès 7 heures le matin, soit une heure et demie avant notre atterrissage, l’escale Air France Kennedy commence à veiller la fréquence pour nous donner des informations complémentaires et, éventuellement, leur ressenti de la situation météo.
La 04 est en service ; c’est la piste « mauvais temps ». C’est un premier signal inquiétant car, dans cette configuration, tout le trafic à l’arrivée va se retrouver à la queue leu leu sur le même axe. Les trajectoires seront à la discrétion du contrôleur aérien qui, au radar, fixera les vitesses et les caps de chacun.
Nos dégagements sont préparés et, la situation n’étant quand même pas trop mauvaise, nous décidons de nous appuyer sur Newark, le terrain situé à deux pas de Manhattan, de l’autre côté du fleuve Hudson. Généralement, les rares décisions de dégagement prises sur Concorde le sont très tôt et parfois à haute altitude, et toujours sans attendre d’être à la limite en termes de carburant. À l’inverse des autres avions de ligne, il n’est pas question de placer un Concorde dans un circuit d’attente. Vitesse réduite et mises en virage répétées entraînent une consommation carburant rédhibitoire et, nous le savons, peu en rapport avec les courbes publiées dans le manuel de vol. Je fais malgré tout le calcul du temps d’attente dont nous disposons et qui est de l’ordre de 25 minutes avant dégagement sur Newark.
Notre croisière se termine et nous sommes occupés lorsque Madame Jacob vient s’installer sur le jump seat pour assister à l’approche. Par beau temps, l’arrivée au petit matin sur New York est très belle. Pour l’observateur chanceux, mais aussi pour le pilote qui fait une telle arrivée, le nec plus ultra c’est l’approche Canarsie qui permet, après avoir laissé Verrazzano bridge et la Statue de la Liberté sur la gauche de descendre en virage vers Queens pour terminer dans l’axe d’une des pistes 13. Ce jour-là, il n’y aura pas de « scenic arrival ». À 30 mille pieds en descente, nous pénétrons dans la couche dense des nuages ; bientôt, il faudra allumer les feux de la planche de bord. Nous sommes passés en quelques minutes de la lumière de l’été à l’obscurité hivernale.
Rapidement, nous sommes transférés sur la fréquence d’approche de Kennedy et tout de suite nous sommes dans l’ambiance. Dans la voix du contrôleur et dans les réponses rapides des nombreux avions en vol à cet instant, le ton est donné. D’habitude lorsqu’il fait beau et il fait souvent très beau à New York, la majorité des appareils arrivent à vue sur la piste la mieux orientée pour eux. Ils ne s’attardent pas avec le contrôleur d’approche qui les transfère vite au contrôleur de tour : « cleared visual approach, change to etc … » ; mais aujourd’hui, chacun est obligé d’attendre d’être placé les uns derrière les autres, sur le même axe de piste.
Dès mon premier message, le contrôleur nous demande de réduire la vitesse alors que nous avons encore un long chemin à parcourir avant le seuil 04. On entend que des avions sont en attente. Instantanément, l’ambiance dans le cockpit s’alourdit.
Un des principes aux US est de savoir informer le contrôleur des possibilités dont on dispose en matière de carburant pour que, de son côté, il sache comment gérer au mieux l’écoulement du trafic. En accord avec Gilbert, je lui indique que nous dégagerons sur Newark dans 15 minutes. Le contrôleur prend en compte et nous savons qu’à présent nous avons passé ensemble un accord tacite. S’il ne peut nous garantir la destination dans le temps imparti, il nous dirigera, tout de suite, vers notre dégagement. Comme il poursuit le guidage, nous nous sentons rassurés quant à l’atterrissage à Kennedy ; bientôt notre cap s’infléchit vers le terrain et le moral revient. Soudain, à une vingtaine de nautiques du seuil, il nous demande d’effectuer un tour d’attente ; nous sommes alors à 220 nœuds, vitesse ridicule pour nous et consommation phénoménale en virage d’attente. Le contrôleur nous garantit « a very short return » mais tant que nous serons dos à la piste, Madame Jacob nous le dira après : « il y a eu de la tension là hein ? ». Avec le cap retour et la capture de l’ILS, nous nous sentons mieux mais la vitesse doit encore être réduite. Pour éviter toute mauvaise surprise de dernière minute, Gilbert Jacob anticipe la sortie du train et cela fait encore monter un peu plus haut les débitmètres carburant. Quant à Gilbert Barbaroux, après avoir soigneusement transféré le carburant restant dans les quatre nourrices, il veille à équilibrer parfaitement les niveaux.
Piste en vue !
La piste nous apparait aux environs de 600 pieds dans les barbules. Elle est encore occupée mais on sait que, dans ces conditions, chacun fait de son mieux pour dégager rapidement. Au toucher des roues, nous avons dans les réservoirs la quantité de carburant pour dégager sur Newark mais pas beaucoup plus. Au sol, il y a du vent, de la pluie et il fait sombre. C’est une triste matinée de janvier mais comment ne pas avouer que nous sommes soulagés d’être arrivés à bon port.
Ce matin-là, cette arrivée qui n’était pas méchante en matière de trafic et de conditions météo, montrait qu’il aurait été impossible d’arriver en Concorde à Kennedy aux heures de pointe de l’après-midi. La réduction anticipée de la vitesse et un simple tour d’attente avaient effacé la réserve de carburant dont nous disposions sur le papier.
Le lendemain, comme souvent à New York, le temps avait changé du tout au tout. La température était descendue autour de 0°C, le soleil était éclatant. À Kennedy, l’escale fêtait le dernier décollage de Gilbert Jacob qui, bien que peu familier des effusions, semblait heureux. Pour l’étape vers CDG, je tenais à ce qu’il « fasse » le retour mais il n’en a pas été question et il m’a dit : « tu sais, une étape comme hier, c’était parfait comme dernier vol ! »
PG