Par Pierre Grange d’après le témoignage d’Etienne Fage
© « Gens de Concorde »
Le 3 juin 1973, dernier jour du Salon aéronautique du Bourget, le Tupolev 144 s’écrase sur les faubourgs de Goussainville à l’issue de sa présentation en vol. Les images de la rupture en vol de l’appareil tournèrent en boucle sur les télévisions mais on ne connut jamais la cause réelle de l’accident, les conclusions de la commission d’enquête étant restées confidentielles.
Dès ses premières apparitions, le Tu 144 fut surnommé « Concordski ». Malgré l’indéniable espionnage industriel de l’époque, un regard averti sait qu’il n’y a rien de similaire entre les supersoniques franco-britannique et russe malgré une allure générale semblable, celle d’un quadrimoteur à aile delta dont le nez bascule.
Pour en être convaincu, il faut écouter Etienne Fage nous raconter sa rencontre avec Alexei Tupolev, le père du Tu144. Nous sommes en juin 1971, le Salon du Bourget accueille, pour la première fois, le supersonique russe. Consigne est donnée aux équipes franco-britannique et russe de se rencontrer et d’échanger autant que possible.
Le chef de la délégation du bureau d’études de Tupolev s’appelle Voul. Ingénieur aérodynamique et propulsion, il est l’homologue d’Etienne Fage qui, avec Gilbert Cormerie et Jean Rech, est membre du Groupe Technique Concorde, un triumvirat dirigé par Lucien Servanty.
CCCP 68001, le Tu 144 qui participa au Salon du Bourget 1971
Devant le prototype du Tu144, Etienne Fage s’étonne de la très grande longueur des entrées d’air. C’est le début d’un débat animé.
L’ingénieur russe : « Avec vos entrées d’air vous devez avoir un rendement ridiculement faible à Mach 2. Je ne comprends pas comment vous avez pu faire une erreur pareille ! »
Etienne Fage : « Alors là, ça me chatouille, parce que ma grande fierté c’est justement le niveau de rendement des entrées d’air (*). C’est un point sur lequel je suis particulièrement à l’aise pour me vanter parce que c’est à un gars de l’ONERA qu’on la doit. C’est Jacky Leynaert qui a joué un rôle considérable et qui en a proposé la géométrie ; bien sûr on a participé au développement mais le concept, c’est lui. On avait atteint une efficacité de 95%, ce qui était extraordinaire. Le Mirage IV tournait à 85 – 88%. Dans l’avant-projet on visait 92% et les Anglais nous disaient, soyez sérieux, 92% on n’y arrivera jamais. En tout cas, nous étions en 1971, on avait volé et mesuré en vol « nos » 95%. Un résultat qui n’a jamais été reproduit depuis. »
« Non, on ne parle pas de la même chose, 95% vous rigolez ! » rétorque Voul.
« On s’est mis à détailler de quoi on parlait. Nos méthodes étaient identiques et j’ai confirmé mon chiffre. Il a dit : mais non avec une entrée d’air comme ça, ça n’est pas possible, pas possible !! Alors je lui ai demandé : et vous combien faites vous ? il n’a jamais voulu me répondre prétextant qu’on ne parlait pas de la même chose. »
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Alexei Tupolev et Etienne Fage
La journée se passe et le président Henri Ziegler donne rendez-vous au chalet Aérospatiale à Etienne Fage qui nous raconte la scène :
« A l’entrée Henri Ziegler en personne m’attend, avec à sa gauche, un monsieur très rébarbatif. Henri Ziegler fait les présentations : M. Tupolev, je vous présente M. Etienne Fage … Alexei Tupolev me regarde très sévèrement et me dit en articulant et en anglais :
Alors c’est vous qui prétendez qu’à Mach 2 vous auriez 95% de rendement d’entrée d’air ?
Je ne prétends pas, Monsieur, c’est mesuré. On en a parlé ce matin avec Monsieur Voul et je comprends que vous avez beaucoup moins que ça … L’ambiance est lourde et Alexei Tupolev très contrarié surtout lorsque j’ajoute : sinon, comment voulez-vous que nous puissions voler à Mach 2 sans réchauffe ?
A cet instant, une personne qui assiste à l’entretien, m’envoie une grande claque dans le dos et me dit : je ne sais pas si vous vous rendez compte mais vous êtes en train d’envoyer un brave homme de plus en Sibérie. Le président Ziegler est interloqué ! Et là, surprise, Tupolev se met à sourire en répondant d’une voix douce : nous ne faisons plus ça de nos jours… La tension est tombée, les flutes de champagne sont arrivées, on a trinqué et je suis parti sans demander mon reste… »
En effet, en croisière supersonique, le Tu 144 conservait les réchauffes allumées ce qui était un handicap majeur. Bien qu’il ait eu l’occasion de revoir Voul quelques années plus tard, Etienne Fage n’a jamais su quel était le rendement des entrées d’air du Tu 144.
PG
(*) Notion de rendement d’entrée d’air. Du fait de la vitesse de l’avion, l’air est comprimé dans l’entrée d’air. Le rendement mesure la perte d’énergie subie au cours de cette compression. Ce « manque à gagner » peut se traduire en charge marchande. Pour Concorde, sur Paris – New York, 1% de rendement équivaut à 3 passagers.
Pour en savoir plus : « Une brève histoire de l’entrée d’air Concorde »
Le Tu 144 de série aux couleurs de l’Aéroflot