Par Alain Bataillou
Pilote Concorde, ancien CDB B747-400
Les particularités techniques du Concorde, ses performances, ont fait que, quelquefois, nous nous sommes retrouvés dans des situations originales. Ce qui nous est arrivé le 5 novembre 1979 en est un exemple.
Sont programmés sur le vol AF 053, ce jour là pour un aller et retour en 2 jours vers Washington (IAD) : le CDB André Quilichini, l’OMN notre ami René Duguet et moi-même en OPL ; nos collègues PNC : Marie-Danielle Roclore en Chef de Cabine, nos hôtesses Catherine Blitz, Blanc et Gillier et nos 2 stewards Robert Nadjar et Claude Saramito. L’horaire du vol départ de CDG à 19h00 TU, arrivée à IAD à 23h05 TU soit 18h05 locale.
L’avion le F-BVFD doit continuer ensuite vers Dallas aux mains de nos collègues de la Braniff après un changement d’immatriculation : il va devenir, le temps de cet aller-retour vers le Texas, le N99FD, grâce à la pose d’un gros autocollant N99 (j’en ai gardé un neuf en souvenir !) à l’arrière du fuselage sur les lettres F-BV ! A chaque vol de la Braniff, un télex est envoyé à la FAA et à sa correspondante française la DGAC pour un changement de propriétaire ! Tout est changé dans l’avion au nom de la Braniff, même le papier toilette !
Nous prenons 96 tonnes de carburant, soit le plein complet. N’oublions pas que l’étape type du Concorde est New-York, que nous fréquentons depuis 2 ans exactement, et pour rejoindre Washington nous devons parcourir environ 220 miles nautiques de plus, soit 400km.
André Quilichini et Alain Bataillou
Le CDB André Quilichini me propose de faire l’aller aux commandes, il fera le retour. Nous partons avec 10 minutes de retard. Le décollage, la montée et la croisière supersonique transatlantique sur le track SM se passent très bien, comme d’habitude. A l’approche des côtes américaines nous décélérons en subsonique et passons au sud de l’aéroport de New-York Kennedy à 39 000 pieds, mach 0.95 par le point Sates, le VOR de Robbinsville (RBV) et profitons d’une très belle vue de la ville de New-York, le temps est superbe, c’est l’été indien.
En contact avec l’approche de Washington Dulles on nous propose la piste 19R (19 droite) c’est presque une arrivée directe. J’ai toujours aimé cet aéroport en pleine nature, entouré de forêts, pas trop fréquenté et où il n’y a pas de tension due au trafic comme à New-York ou pire à Chicago.
D’habitude nous approchons à 210 nœuds pour réduire vers 160 nœuds en finale afin de diminuer le bruit pendant cette phase mais ce jour-là, le contrôle nous demande de prendre rapidement notre vitesse d’approche finale car nous suivons un gros porteur, un Boeing 747, qui va se poser aussi sur la piste 19 R, la piste gauche 19L servant aux décollages. Nous constatons que nous le rattrapons régulièrement, il doit avoir une vitesse d’approche de 140kt environ, nous 160, et nous commençons à le voir bien gros devant nous et sentons bien qu’il va y avoir un problème, je me prépare à effectuer une remise de gaz. A 1000 pieds le contrôle nous annonce que nous sommes trop proches de lui et nous propose de faire un break à droite et de nous poser sur la piste 12. D’un regard André comprend mon accord et par un virage à droite à 1000 pieds, que nous appelons une baïonnette, je m’aligne sur la piste 12. Avec la maniabilité exceptionnelle du Concorde c’est un plaisir de faire ce genre de manœuvre et nous sommes rapidement en courte finale sur cette piste 12.
La baïonnette effectuée par Alain, entre l’axe de la 19 et la finale 12
Il est environ 18h00 locale, c’est le crépuscule par cette belle journée d’été indien. Les roues du train principal touchent la piste délicatement, les phares sont tous allumés. J’abaisse le nez de l’avion pour poser doucement le train avant et au moment où les 2 roues en question touchent la piste nous voyons avec stupéfaction dans les phares se lever devant nous une dizaine de petites biches qui partent en courant dans tous les sens, effrayées par le bruit et les phares ! Bien sûr nous ne pouvons rien faire, nous sentons et entendons des chocs sourds sous l’avion. Nous arrêtons l’avion sur la piste et sur nos instruments ne constatons rien d’anormal, ce que nous confirme René. Nous reprenons le roulage pour dégager la piste et cherchons comment dire « biche » en anglais (« doe ») pour prévenir la tour de contrôle. Un grand silence radio intervient quand nous décrivons l’incident au contrôleur ! Que s’est-il passé, comment est-ce possible sur un grand aéroport comme Washington Dulles ? Comme déjà indiqué la zone aéroportuaire de la capitale des Etats-Unis est immense, quelques centaines d’hectares, close et renfermant des forêts, des lacs et des champs où vit une faune abondante. Durant cette journée d’automne ensoleillée la piste a chauffé et un troupeau de petites biches, trouvant son revêtement bien chaud alors que la fraicheur de la nuit tombe, s’est installé dessus. La tour de contrôle nous a donné cette piste dans l’urgence pour atterrir sans avoir le temps de vérifier si elle était bien dégagée et en état, ce qui doit être fait normalement avant de l’ouvrir au trafic.
Nous rejoignons lentement notre parking et voyons bien l’agitation du personnel au sol quand nous approchons de l’aérogare. Dès que notre mécanicien de piste branche son interphone il nous dit : « Quel carnage ! Vous avez voulu repeindre l’avion en rouge ? »
A l’arrêt de l’avion, le cadavre d’une biche, coincé dans le train principal droit, tombe sur le sol, un autre, coincé dans l’entrée d’air du moteur 3, pend sous l’avion ! L’intrados droit et le fût du train droit sont tout rouges. Une inspection complète de l’avion est réalisée, le vol vers Dallas est annulé, nos collègues de la Braniff qui devaient décoller 50 minutes plus tard n’en croient pas leurs yeux ! De plus, 5 ou 6 cadavres de biches sont trouvés sur la piste 12. En fait les dégâts sont minimes : la grille du ventilateur de frein côté droit est enfoncée et le ventilateur correspondant est détruit.
Vraiment ce jour-là, Concorde s’est comporté comme un chasseur !
Epilogue.
L’avion sera en état pour notre retour le lendemain après un gros lavage mais nos problèmes ne sont pas terminés ce soir là ! Il faut se rappeler que nous sommes le 5 novembre 1979 et en début d’année, le 16 janvier 1979, le Shah d’Iran vient d’être chassé de son pays. Le 22 octobre, il y a 15 jours, il a été accueilli aux Etats-Unis pour des soins médicaux. La veille de notre vol, le 4 novembre, l’ambassade des USA à Téhéran a été envahie et 63 personnes ont été prises en otages. Les Iraniens demandent pour les libérer le retour rapide du Shah dans son pays pour être jugé, et lancent une menace sur les Concorde et leurs équipages ! Pourquoi Concorde ? Mystère. A noter que 52 otages resteront prisonniers pendant 444 jours et ne seront libérés que lors de l’élection de Reagan ! Lors de l’arrivée à l’hôtel on nous demande de ne pas le quitter et nous sommes sous surveillance spéciale.
Le vol AF 054 du lendemain 6 novembre 1979 se passera sans problème, comme d’habitude car la plupart du temps il ne se passait rien de spécial lors des vols en Concorde, à part la magie du vol supersonique !
AB