12 – 15 septembre 1985, Paris – Cayenne – Mururoa
Un vol présidentiel très particulier !
Par Pierre Grange
Depuis moins d’un an, je suis lâché en place droite sur Concorde, et comme tout le monde, je suis spécialisé sur New York. Je ne m’en lasse pas car la météo, la charge, la température rendent à chaque fois le vol intéressant. En fait c’est souvent un vol de rêve où l’on savoure certains instants que l’on sait réservés à Concorde ; ainsi l’allumage des réchauffes deux par deux au moment de l’accélération supersonique, ce moment de libération où après moult check-lists et messages radio, le contrôle aérien nous laisse partir vers les étoiles ; c’est aussi le ciel « bleu » de Concorde cher à Edouard Chemel, ce « bleu » si proche de la nuit ; remarquable aussi l’apparition sur la courbe de l’horizon de Terre-Neuve, deux heures seulement après le décollage de Roissy ; quant à New York, l’arrivée dans la lumière crue du matin et l’accueil amical de l’escale de Kennedy n’a rien à voir avec ce que l’on connaît sur 747 et la cohue de l’après-midi ou du soir.
Parfois, le vol en Concorde est moins contemplatif ; on ne craint pas trop le vent sur cet avion mais la température est l’obsession. Lorsque, dans la première partie de la croisière supersonique, la température est « chaude » en altitude, c’est-à-dire au-dessus des -55°C de l’atmosphère standard, l’avion ne monte pas et ne parvient pas à accrocher Mach 2. Il consomme donc un peu trop ; quand arrive la bulle froide, quel soulagement ! Souvent en hiver, c’est Kennedy qui nous inquiète : la neige, le verglas, le « fog » qui touche toute la zone. Au cockpit, sans se l’avouer, on aime bien ces situations. Chacun fait ses estimations et nous comparons nos courbes de conso. Du côté d’Halifax, nous pouvons échanger directement en VHF avec les opérations de Kennedy qui nous donnent leur avis sur la situation et son évolution. Avant la descente, le commandant décide de la stratégie que nous appliquerons arrivés dans les basses couches, où Concorde dévore et a horreur d’attendre. Dans ces conditions c’est souvent à la radio que ça se joue : faire comprendre le plus tôt possible au contrôleur américain nos possibilités et nos préférences, l’associer à notre vol ; généralement, il joue le jeu et nous garantit une heure d’approche acceptable. Ce n’est d’ailleurs pas une faveur qui nous est faite, c’est leur manière de travailler et c’est très positif en termes de sécurité. Poser Concorde à Kennedy dans des conditions hivernales marginales, en ayant « bien travaillé » pour tout prévoir, était toujours, pour nous les trois PNT, une satisfaction partagée.
La grande particularité de l’équipage Concorde c’est qu’on vit le vol tous ensemble. La porte du cockpit est ouverte en permanence. Les sons en provenance du galley avant nous renseignent sur l’intensité du travail : bruits de tire-bouchon en rafale au moment de la préparation du vol, entrechocs des cassolettes en sortie de four au moment du « coup de feu », maniement rageur des armoires ; parfois, la vague des plateaux en préparation envahit le couloir … la logistique dans un espace aussi vaste que deux cabines téléphoniques c’est une affaire d’expérience : c’est l’affaire du « stiou de galley ». Parmi toutes les tâches qui lui incombent, il arrive à nous servir des plateaux repas qui sont différents des plateaux passagers et dont un, pour des raisons de sécurité, est particulier ; une petite complication supplémentaire de son plan logistique. Il n’oublie pas non plus, de nous entretenir des potins éventuels de la cabine, et souvent nous avons droit à de petites attentions de sa part. Il n’est pas rare de découvrir, sur le pylône, arrivé là silencieusement entre deux points tournants, un plein verre de dragées au chocolat. Tous les navigants Concorde se souviennent de ces confiseries, et il est certain que jamais, nous n’en trouverons d’aussi bonnes.
Ambiance Mach 2 : Gérard Cucchiaro, Caroline Flornoy et Michel Gaugain
C’est en arrivant par le travers de l’île de Nantucket, alors que nous approchons de la descente, que la frénésie s’empare souvent du galley avant : les chariots à roulette s’entrechoquent, les casiers claquent au fond de leurs logements. Il faut débarrasser la cabine, préparer le vestiaire et tant d’autres choses doivent être faites avant le fatidique « dong » qui obligera tout le monde à s’asseoir et s’attacher. Les rideaux alors sont tirés et, vu du siège avant, en se penchant, on peut voir l’allée centrale qui se tortille sous l’effet de la turbulence du vol ; quelques passagers ont la tête penchée, façon mécanicien de locomotive.
Donc je vole depuis bientôt un an sur Paris – New-York exclusivement et … je suis heureux. Un jour que nous bavardons ensemble, Gilbert Jacob, Chef de Division m’annonce qu’il compte sur moi pour être « copi » sur les vols présidentiels en remplacement de Jean Claude Delorme qui s’apprête à partir en stage CDB.
Gilbert Jacob, chef de division Concorde 1982 – 1987
Et pour me mettre un peu dans l’ambiance il me dit que je ferai partie de l’équipage de réserve sur la prochaine aventure présidentielle. Il s’agira bien d’une aventure, car le voyage Paris, Cayenne, Mururoa du 12 au 15 septembre 1985 restera dans toutes les mémoires comme une série ininterrompue de pannes et de « loupés » divers. Encore aujourd’hui, je reconnais infailliblement celles et ceux qui y ont participé car dès que j’aborde le sujet, leur œil s’allume et ils disent : « j’y étais ! ». Ils n’attendent pas pour me raconter ce qui a cloché dans leur partition.
Le vol est assez ambitieux : le président doit rallier Mururoa pour une visite au Centre d’Expérimentations du Pacifique, tout en s’arrêtant quelques heures à Cayenne pour voir s’envoler une fusée Ariane. Personne n’imaginait qu’elle choisirait elle … d’exploser. Du fait du nombre et de la longueur des étapes, il faut programmer plusieurs équipages : c’est l’équipage Quilichini qui fera la partie CDG – Dakar – Cayenne puis Gilbert Jacob poursuivra vers Lima – Mururoa.
Je me retrouve donc ce jeudi matin à la préparation du vol pour ce que l’on appelle, en jargon Air France, une banale réserve terrain en compagnie d’Edouard Chemel commandant, Gérard Cucchiaro mécanicien navigant et deux radios navigants : Jean Lecuyot et Dominique Sauvat.
Jean Lecuyot et Dominique Sauvat pilotes de ligne Air France et radios sur Concorde
Les radios sont obligatoires sur ces vols officiels car, outre le fait d’assurer les communications protocolaires avec les états survolés, les ineffables « Au moment où …. je vous adresse … meilleures salutations etc. » ils doivent aussi et surtout maintenir une veille permanente avec l’Elysée pour les raisons stratégiques que l’on sait. Ce jour-là, ils sont deux : Jean, le vieux « chibani » et Dominique qui, comme moi, vient découvrir les joies et les affres de ces vols assez exceptionnels sur le plan technique. Nous sommes en uniforme et avons une petite valise, on ne sait jamais ! J’apprends qu’il y a un avion de réserve le Sierra Delta et que nous devrons nous tenir à son bord, prêts à décoller si le Fox Bravo, se pose en route. Ce dernier est équipé en version présidentielle long courrier c’est-à-dire que la cabine avant ne contient qu’une table, un bureau, huit fauteuils, et un grand lit. La cabine arrière accueille une cinquantaine de passagers. Tout ce vide à l’avant et cette masse à l’arrière sont un véritable cauchemar en termes de centrage.
Par-dessus les épaules de l’équipage présidentiel, nous jetons un coup d’œil sur les données du vol : le commandant est André Quilichini, le pilote Lucien Ravera, Gilbert Barbaroux est mécanicien navigant et le radio « élyséen » Jacques Bocquet. Nous partons tous en sifflotant vers les avions qui nous attendent devant l’aérogare 1 de CDG, en face du pavillon d’honneur.
Etant le jeunot, je peux poser des questions avec des si. On me répond qu’en cas de panne avion au départ, dans tous les cas, c’est l’équipage Quilichini qui assure le vol officiel. Me voici donc installé dans l’idée que nous partons pour une journée tranquille avec point de vue imprenable sur les opérations protocolaires en rapport avec le départ d’un chef d’Etat ; un rêve de paparazzi. Les deux avions sont placés côte à côte dans une posture type Le Mans ; il n’y a pas de repoussage à prévoir. Le décollage étant programmé pour le début d’après-midi, nous avons même le temps de déjeuner, à bord de notre avion, tout en écoutant la fréquence Compagnie qui bruisse de messages en relation avec notre opération. C’est la grande affaire du jour. On sent sur les ondes la tension qui monte dans la voix de tous les intervenants. Ce qui est resté dans nos mémoires c’est l’affaire dite du « jambon ». Il semble que François Mitterrand appréciait le jambon de Bayonne, il est donc prévu d’en embarquer un, mais, à l’heure des vérifications, on ne le trouve pas. La guerre du jambon est donc déclarée entre la Servair, représentée par l’ami Guy Pophillat, et le service du contrôle du commissariat.
L’oeil de Guy Pophillat auquel rien n’échappait, alors vous pensez bien, un jambon !?
Aucun ne démord de sa position, ajoutant quelques décibels supplémentaires à chaque intervention. Je crois qu’à l’époque antique où l’on consultait les augures, la disparition du jambon présidentiel aurait certainement entraîné l’annulation du vol. Quand on sait l’enchaînement de calamités qui allaient accompagner ce voyage, on peut se demander si cela n’aurait pas mieux valu. Pour nous, équipage de réserve, nous regardons toute cette agitation la bouche pleine, avec un léger sourire ; nous ne nous sentons pas concernés et l’avenir nous montrera que … nous avons tort !
Les opérations d’embarquement sont en cours. Les « invités » arrivent à leur rythme et, après avoir transité par le pavillon d’honneur ils s’acheminent, en suivant le tapis rouge, d’un pas tranquille vers le Fox Bravo. Chemin faisant, ils devisent comme seuls savent le faire les gens importants, c’est-à-dire l’air pénétré par leur sujet dont l’exposé se termine très exactement en arrivant au bas de la passerelle. Sans en avoir l’air, le protocole est respecté : plus on embarque tard, plus on est perché haut dans les échelons de la république. Le tout se fait dans une totale décontraction apparente mais le protocole et l’horaire sont dans tous les esprits. Je me rendrai mieux compte, lors de futurs vols similaires, que chaque participant s’applique à jouer son rôle en contrôlant plus ou moins bien son stress. L’embarquement processionnaire se termine par l’arrivée du président lui-même, accompagné jusqu’au pied de la passerelle par le premier ministre en exercice. Quelque musique militaire, quelques derniers échanges à l’initiative du Président ; que peut-il bien avoir à dire à son premier ministre en cet instant qui n’ait pas été déjà dit ? Le président monte seul l’escalier abrupt, il est accueilli à la coupée par le commandant du vol, ils embarquent, la porte avant gauche se referme. Instantanément, les lourds moteurs diesel des groupes de démarrage prennent leur régime maximum, lâchant des panaches de fumée et, dans un sifflement strident, le premier Olympus commence à tourner.
Habituellement, pour ne pas dire toujours, en vol présidentiel, « on » part à l’heure. Arriver à destination à l’heure est l’affaire de l’équipage technique et chaque commandant a sa tactique. La plus performante est, au début, de jouer au lièvre pour se poser avec de l’avance puis de rouler comme une tortue, éventuellement en demandant à faire des détours, afin de s’immobiliser à la seconde près, la porte avant gauche devant le tapis rouge.
Donc ce 12 septembre 1985, le Fox Bravo ferme ses portes et part à l’heure. Le jambon n’est pas à bord mais personne ne se méfie. Dans le Sierra Delta, nous sommes à l’écoute. Pour se familiariser avec le matériel, Dominique Sauvat, notre « jeune » radio, se cale sur la fréquence HF de nos amis et il entends Jacques Bocquet transmettre son message départ via Circus Vert(*).
(*) Le monde militaire utilise des noms de code qui sonnent bien. Le réseau de transmission HF avait pour nom Circus et la couleur associée indiquait la station sol. Vert pour Villacoublay. Lorsque nous volions vers Djibouti, à la belle époque du B707, pour pallier aux difficultés de transmission avec les services de contrôle officiels, nous appelions souvent Circus Doré (D pour Djibouti).
Décembre 1985, sur un autre vol présidentiel, Jacques Bocquet prend la pose avant le décollage de Pointe à Pitre vers Paris
Peu de temps après, nous entendons Lucien Ravera, demander de maintenir la position quelques instants sur le taxiway. Etonnant et tout à fait contraire à la stratégie du lièvre, énoncée plus haut. Nous sommes intrigués car, même si parfois, quelque système récalcitrant demande, au roulage, une intervention du mécanicien navigant, cela n’empêche pas, en général, les pilotes de poursuivre le roulage. Quelle est donc notre surprise lorsque très peu de temps après, Lucien demande le retour au parking. Stupeur ! Bien entendu, le retour se fait « nose in » c’est-à-dire que le prochain départ devra se faire après un repoussage.
Comme aux 24 heures du Mans, dès l’arrêt au stand, les équipes de maintenance se ruent autour de l’avion : branchement des groupes, branchement de l’interphone pour savoir au plus vite ce qu’il se passe. Tous les passagers restent à bord, j’imagine que le premier ministre ne s’est pas trop éloigné, si d’aventure le président avait quelque chose à lui dire … Très vite nous apprenons que le retour a pour cause un surcouple sur les freins, une alarme « brake overload ». Concorde dispose des premiers disques de freins en carbone de l’aéronautique civile. Cela permet de meilleures performances ainsi qu’un gain de poids de l’ordre de 500 kg par rapport à l’équivalent acier qui équipait le Concorde proto le 001. Ils sont très performants mais très fragiles, cassants dit-on. Aussi il y a une alarme pour détecter tout surcouple pouvant les endommager. Le décollage est interdit dans ces conditions. Les équipes de maintenance font les vérifications, tout est normal. Malgré les deux tonnes qui ont été nécessaire pour faire le premier départ, il reste suffisamment de carburant à bord pour tenter à nouveau de partir pour Dakar.
Deuxième départ, dans les mêmes conditions, mais plus long. Les moteurs étant chauds, il faut appliquer une procédure dite de « débalourdage » (*) qui ajoute 4 à 5 minutes à la procédure totale.
(*) Débalourdage ou Debow en anglais. Après l’arrêt du réacteur, le refroidissement à l’intérieur d’un Olympus n’est pas uniforme et les différences de température amènent l’axe de rotation Haute Pression (le plus chaud) à se déformer. Tout rentre dans l’ordre lorsque le moteur est complètement froid. Tenter le démarrage avec un axe ainsi déformé, peut créer des dégâts importants sauf si l’on applique la séquence de « débalourdage » qui va maintenir, durant une minute, un régime intermédiaire permettant une harmonieuse remise en température de l’ensemble tournant. Durant cette minute, il n’est pas rare de sentir des vibrations en provenance de l’axe HP qui ne tourne pas rond. Le débalourdage est requis pour tout démarrage s’effectuant entre 10 minutes et 5 heures après l’arrêt du moteur.
De plus, il faut repousser l’avion et un tracteur a été appelé à la rescousse. Le roulage du Fox Bravo reprend et, cette fois encore, le voyage se limite au tour du « fromage », l’aérogare 1 de CDG. Même cause inexpliquée, les freins sont en parfait état, mais cette fourbe alarme vient tout mettre par terre.
A ce moment-là, nous sentons que des décisions vont être prises et que nous risquons d’être concernés. Le dernier Olympus ne s’est pas encore tu que viennent vers nous, au pas de charge, les décideurs d’Air France. Ils nous demandent d’abandonner aussi rapidement que possible le Sierra Delta après avoir préparé la place à nos infortunés collègues. Nous lançons les pleins, préparons le départ (comme pour nous) et dès que l’équipe Quilichini se présente, nous lui transmettons l’avion avec tous nos vœux de réussite.
Pour ce nouveau départ, c’est le branle-bas : il faut faire descendre les passagers, les stocker dans le pavillon d’honneur, transférer leurs bagages, et relancer l’embarquement dès que possible. Plus de procession papotante, plus de tapis rouge, encore moins de musique militaire : il faut partir ! Ariane attend ! Une petite heure après, le Sierra Delta relève le défi. Pour la 9ème fois de l’après-midi, l’extraordinaire bruit de démarrage d’un Olympus se fait entendre. Sierra Delta roule et disparaît, à nos yeux, derrière le « fromage ». Où va-t-il réapparaître ? Nos amis de la maintenance sont tendus comme des cordes à piano. Nous sommes à leurs côtés, redevenus piétons et, la valise au pied, nous attendons. Soudain le fameux grondement de Concorde emplit l’atmosphère ; je sais qu’en ce moment, dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres, les franciliens regardent, avec incompréhension, leur montre et se posent des questions sur ce décollage incongru. Bientôt, le Sierra Delta, nous apparaît, il débute fièrement son cabré vers l’assiette de décollage et s’envole. Le grondement continuera longtemps à nous parvenir et c’est seulement lorsqu’il aura définitivement disparu, que les équipes de la plateforme commenceront à décompresser, se demandant ce qui a bien pu se passer. Quelle est cette nouvelle maladie : une fausse alarme sur les freins, il ne manquait plus que ça !
Quant à nous, depuis le début de la journée, nous nous sentons inutiles. Nous attendons mollement les consignes, elles arrivent bientôt. Les mêmes décideurs viennent nous dire qu’il faut convoyer le Fox Bravo vers Cayenne car le président ne saurait partir pour un long vol de nuit vers Mururoa sans disposer du confort de la version présidentielle et en particulier du lit. Quant à la fausse alarme, ça cogite à la Division Maintenance Concorde, on vous informera ! Un vol de convoyage d’un Concorde, c’est un vrai cadeau. Nous nous installons dans Fox Bravo et peu de temps après décollons sans problème, pour Dakar. C’est la première fois que je sors du sillon Paris – New York et Edouard me laisse les commandes pour ce premier tronçon vers l’Afrique. Bien entendu, nous sommes légers, tout va plus vite, à tel point qu’il faut arrêter la croisière ascendante à 60 000 pieds (18 300 mètres) ; pour moi, c’est ma première croisière supersonique en palier.
Le ciel bleu de Concorde, si cher à Edouard
Ce qui va me surprendre c’est la descente. En gros, en Concorde, on descend à 200 miles nautiques (370 kilomètres) de l’arrivée et comme on « roule » à 20 nautiques à la minute, cela ne fait que 10 minutes de vol. J’ai conservé en mémoire cet instant. Je fais la première réduction de poussée alors que nous sommes à 60 000 pieds, Mach 2 soit 2100 km/h et à seulement 10 minutes du seuil de la piste d’atterrissage ; impression vertigineuse, incrédulité même… Mais, ce qui est amusant c’est que dans les 10 minutes qui suivent, l’estimée étant révisée en fonction de la vitesse instantanée, nous demeurons à 10 minutes de la piste. Ainsi, à 150 nautiques, on passe Mach 1.5 en décélération soit environ 15 nautiques par minute, cela fait toujours 10 minutes. A partir de Mach 1, passé à 80 nautiques de l’arrivée le temps commence à diminuer.
Edouard pilotera ensuite vers Cayenne où nous atterrirons tard dans la soirée. La nuit est très sombre et le parking effervescent. Nous sommes trois Concorde à stationner là. Le Fox Fox, spécialement affrété par Arianespace, a amené les clients du vol spatial de ce soir ; ce bon vieux Sierra Delta, nous attend gentiment, et nous amenons le repenti Fox Bravo, aménagé en char de l’Etat. Il saura se rattraper en faisant un sans-faute sur la suite du voyage présidentiel vers l’ouest.
Edouard Chemel, Gérard Cucchiaro, Pierre Grange, un équipage heureux. Peut-être le seul ce jour-là !
Dès la porte ouverte, outre la lourde chaleur tropicale, nous ressentons l’agitation qui règne sur la plateforme. C’est un va et vient frénétique de véhicules allant en tous sens. On attend notre avion avec impatience pour l’armer et le préparer au long vol qui l’attend : Cayenne – Lima – Mururoa. Gilbert Jacob le commandant, Jean Claude Delorme le pilote et René Duguet le mécanicien navigant, qui sont venus avec le Fox Fox, sont en train de préparer leur vol.
Pour couronner la journée, la nouvelle de l’échec du vol Ariane nous arrive. Elle a dû être détruite à très haute altitude par suite d’une anomalie de trajectoire. Tout le monde en parle et la présence du Président en salle de lancement décuple l’effet désastreux. Avec son humour légendaire, Edouard nous assure que là est la cause de son courroux. Le mieux, pour nous, est de nous rendre à notre hôtel sans attendre, nous sommes prévus pour remonter le Sierra Delta demain sur Paris sauf contrordre !
Le lendemain, lorsque nous arrivons au terrain, Cayenne Rochambeau a changé de physionomie. Il fait beau et frais, l’air tropical est lumineux et apaisé ; chacun nous raconte la fébrilité de tous, au cours de cette maudite soirée, à l’image de cet agent Air France tractant à vive allure un escalier roulant. Oubliant que le nez de Concorde est situé une quinzaine de mètres en avant de la roulette de nez, il passe trop près et coince la rambarde supérieure de l’escabeau, sous le fuselage au niveau de la porte avant ! Les témoins racontent qu’ils l’ont vu sauter de son tracteur, terrorisé à la vue de la catastrophe, et partir en courant dans la nuit. Le lendemain, on n’avait toujours pas de nouvelles de lui. Par chance, il n’y eut aucun dégât et l’escabeau agresseur put être retiré en douceur.
Donc ce vendredi matin, et bien que cela soit un 13, nous remontons dans le Sierra Delta pour le convoyer sur Paris. Un superbe vol dont vont bénéficier quelques agents de sécurité qui, ayant terminé leur mission, vont réintégrer la métropole à vitesse supersonique. Durant le vol, ils nous montreront leurs impressionnants « outils » de travail.
Scène insolite à Mach 2 : Gérard discute avec un passager drôlement équipé.
La place droite est inoccupée car le copi prend la photo !
Le vol retour se déroule sans problème. Edouard me propose, au décollage de Dakar vers Paris, de conserver les réchauffes depuis le décollage jusqu’à Mach 1.7 car, au vu de la faible masse, nous mettrons moins de 14 minutes (durée maximale d’utilisation des postcombustions). J’ai gardé un souvenir très vivace de ce décollage ; l’accélération sur la piste est forte mais ce n’est jamais que la quatrième fois depuis la veille qu’on applique 70 tonnes de poussée à un mobile qui ne dépasse pas les 150 tonnes, donc les lois de la physique sont formelles : ça pousse et on s’y habitue ! Là où tout change à Dakar, c’est qu’on est au-dessus de l’eau dès le décollage et au cap sur Paris. On peut laisser la machine accélérer à sa guise. Après le lever des roues, il ne faut pas tarder à rentrer le train et remonter nez et visière. Il s’agit ensuite de bloquer 380 nœuds, de l’ordre de 700km/h, et pour cela, il faut prendre pratiquement 20 degrés de cabré. Le dossier du siège a basculé d’autant vers l’arrière et la vue de la visière qui prolonge de plusieurs mètres l’axe longitudinal de l’avion amplifie cette impression de verticalité. La cabine est pratiquement vide de passagers, rideaux rangés et porte cockpit ouverte, le son qui nous arrive de l’arrière est phénoménal. L’indicateur de vitesse verticale s’affole et part en butée haute, les check-lists s’enchaînent sans interruption, le passage de Mach1 est naturellement suivi d’un léger tassement de la performance mais Mach 1.7 est atteint 12 minutes après la mise en poussée. Nous coupons alors les réchauffes et traversons 44 000 pieds (13400 mètres) à 530 nœuds indiqués … et ça continue de monter ! Sur ce segment aussi, il faudra stabiliser la croisière à 60 000 pieds et, comme souvent sur Concorde, descendre à regret.
A la tombée de la nuit, nous sommes dans les cales à CDG, près du hangar de maintenance où nous apprenons les causes de la fausse alarme « overload ». C’est Gaby Aupetit, le grand Gaby, qui a trouvé la solution. La HF présidentielle fait interférence avec le système de surveillance de surcouple des freins. Pour que cela ne se reproduise pas, il suffit que le radio présidentiel passe son message départ après la rentrée du train.
Les vols présidentiels ne sont jamais des vols de tout repos mais le « Muru » a certainement été un des plus stressants pour les responsables d’Air France et de l’Elysée. Ce fut pour moi un excellent éducatif et un grand souvenir aéronautique.
PG
A la mémoire d’Edouard, Gaby, Gérard, Guy, Gilbert …
Gaby Aupetit, Roger Degraeve et Roger Guichet, éminents représentants de la Division de Maintenance Concorde, lors d’une réunion de l’APCOS
Infos lesvolsdeconcorde.com
Photos Pierre Grange sauf photo ci-dessus origine inconnue.