Par Pierre Dudal.
Le Mirage IV N°04 avait été mis à disposition du programme Concorde par le ministère de la Défense afin de réaliser de nombreuses tâches préparatoires aux vols d’essais de Concorde. Ainsi, il avait été équipé de la perche anémométrique du 001 en vue de son étalonnage. Ce 23 octobre 1968, Pierre Dudal décolle de Blagnac pour un vol d’essai de type « passages à la tour », une technique permettant de calibrer l’installation anémométrique en faisant des passages à vitesses variables et basse hauteur (30 mètres) au-dessus de la piste de Blagnac. C’est au cours d’un de ces passages que l’extinction simultanée des deux moteurs l’amène à s’éjecter avant l’écrasement de l’appareil à quatre kilomètres au nord de l’aérodrome de Toulouse Blagnac. Ce récit est tiré d’un article confié par Pierre Dudal à l’APCOS et que l’on peut retrouver dans le livre d’André Rouayroux « Pierre Dudal, pilote d’essais, pilote de ligne »
Ce vol est destiné à étalonner l’installation anémométrique de Concorde. L’avion est équipé de la perche de nez de Concorde, ce qui permettra de préciser l’influence combinée de l’incidence et du nombre de Mach sur l’erreur de statique. La procédure est classique et s’effectue par des « passages à la tour », c’est à dire des survols de la piste à très basse hauteur, environ 30 mètres et à chaque passage à des vitesses de plus en plus élevées de manière à balayer la plus grande plage de vitesses possibles, de 220 à 600 nœuds, presque la vitesse du son. L’avion est suivi par deux cinéthéodolites disposés de part et d’autre de la piste, synchronisés avec les enregistreurs de bord.
La perche de nez du Mirage IV 04, conforme à celle de Concorde 001 © Airbus Heritage
La difficulté aujourd’hui sera croissante. En effet, pour effectuer ces passages dans de bonnes conditions aux vitesses prévues, il faut être aligné suffisamment tôt. A 220 nœuds (400 km/h) c’est, si l’on peut dire, un jeu d’enfant ; il n’est pas nécessaire, en effet, de s’éloigner beaucoup, le pilote garde le terrain en vue en permanence. En revanche, c’est une autre paire de manches aux grandes vitesses. Pour fixer les idées, il faut, à 500 nœuds, un diamètre de virage de 8 km pour se présenter en approche finale à 60° d’inclinaison. Ce chiffre triple à 30° d’inclinaison. Les rayons de virage sont importants, les distances d’alignement prohibitives ; c’est pourquoi il faut rechercher un compromis de vitesses en évolution dans le tour de piste, pas trop rapide mais suffisamment tout de même pour atteindre la vitesse fixée en début de passage sur la piste, lorsque commence la mesure.
L’ingénieur navigant d’essai Pierre Caneill, dont c’est le premier vol en Mirage IV, a été instruit très brièvement sur les consignes de sécurité et les différents instruments dont il dispose. Mais, étant donné son expérience, cela n’a pas posé de problème. Sa tâche aujourd’hui sera essentiellement de lancer les tops de synchronisation et de communiquer à la salle d’écoute un certain nombre de paramètres clés permettant de mieux identifier les enregistrements au moment du dépouillement du vol.
Il est seize heures ; les jours raccourcissent, mais il fait très beau. Nous ferons les mesures sur la piste 15, de cette façon nous aurons le soleil de côté, à droite en approche. En revanche, ce n’est pas très favorable pour s’aligner en finale, le dernier virage s’effectuant face au soleil.
Nous gravissons, Caneill et moi, nos échelles pour prendre place. Le mécanicien Auroy m’aide à me « brêler ». Nous fermons nos habitacles. Caneill, en place arrière, me confie qu’il ne voit qu’un petit morceau de ciel par l’unique petit hublot en forme de haricot. Je fixe mon ordre d’essai sur le genou droit. Ce n’est pas un vol de tout repos : en permanence dans le tour de piste, il faut rester en vue du terrain ou de points de repères connus, afin de se retrouver dans l’axe de la piste, à la bonne vitesse, au moment voulu et sans aides radio. Dans ce genre d’opérations, le système de navigation à inertie n’est d’aucune utilité.
Il est 16h25. Après la mise en route, le point fixe habituel de vérification des transferts et d’absence de fuite de carburant se déroulent comme à l’accoutumée. Nous quittons le parking, indicatif Oscar Zoulou, pour rejoindre l’entrée de piste la plus proche de notre position. « Souris sur manuel et rentrées, survitesses en position arrêt ». « Attention pour décollage : top ! » « 120 kilos, 730° de chaque côté » « Top 120 nœuds, je coupe les PC ». Tout ce jargon pour confirmer la procédure utilisée : en effet, afin d’être entraînés à des rapports poussée/poids faibles en vue des essais ultérieurs, nous ne décollons pas à la poussée maximale disponible sur Mirage IV. C’est aussi la raison pour laquelle la post-combustion est coupée en cours de décollage.
Premier passage à 220 nœuds à l’entrée de piste, en accélération vers 300 nœuds (560km/h), virage à gauche, l’avion répond avec une docilité parfaite. La configuration lisse adoptée pour ce vol nous donne une manœuvrabilité plus grande, un pilotage plus pur aussi.
Deuxième passage à 100 pieds : cette fois-ci, il faudra accélérer de 300 à 400 nœuds en cours de passage. Un véritable rase-mottes à près de 800 kilomètres à l’heure avec un pur-sang qui ne demande qu’à aller plus vite, c’est grisant. Sitôt le passage effectué, je dégage par la gauche, voluptueusement dans une chandelle qui permet d’incliner très fort l’avion et de serrer le virage ; c’est le seul moment où Caneill a l’occasion d’admirer le paysage par son hublot.
Troisième passage : les choses se corsent. La vitesse au cours du survol de la piste passera de 400 à 500 nœuds soit plus de 900 kilomètres à l’heure. J’ai pu monter à 1500 pieds, ce qui m’a permis de garder le terrain en vue. Dernier virage à 350 nœuds, 66° d’inclinaison ; je me présente en finale en accélération plein gaz sec (sans PC) et règle ma vitesse de début de mesure à l’aide de petits coups d’aérofreins. « Top début de mesure ». La vitesse croît mais plafonne à 480 nœuds. Il faudra, au prochain passage, allumer la post-combustion.
Le Mirage IV 04 en passage à la tour le 23 octobre 1968 © Airbus Heritage
« Oscar Zoulou virage à gauche, je vous signale une Caravelle qui décolle actuellement sur la piste parallèle. Elle gardera son cap en montée. » « Bien compris je l’ai en vue. » Il s’agit maintenant de serrer les virages pour ne pas perdre de vue la piste et mes points de repère personnels. Le passage s’effectuera à 480 nœuds en accélération vers 550 nœuds, soit plus de mille kilomètres à l’heure, toujours à 100 pieds (30 m). Ce doit être assez impressionnant vu du sol. Pour l’instant, je vole à 400 nœuds en éloignement et rapidement entame un virage serré. Dès la fin de virage, j’accélère ; je ne vois pas la piste mais sais que je suis bien aligné grâce au château d’eau qui me permet de me situer à quatre kilomètres de l’entrée de piste. Je pique pour accélérer en affichant plein gaz sec. Il faut absolument que je sois à 480 nœuds au début du point de mesure ; un petit coup d’aérofreins pour ajuster la vitesse, relâché très rapidement, met l’avion en très bonne position pour la mesure. J’allume alors la postcombustion, les deux post-combustions l’une après l’autre. Chaque manette est levée dans le secteur PC et avancée d’un centimètre environ pour assurer la sélection. Et soudain, j’ai la sensation immédiate d’une perte de poussée. Je pousse alors les manettes de gaz à la poussée maximale en même temps que mon inquiétude grandit : je pense avoir une extinction complète. Je réduis alors, coupe la post-combustion, les deux manettes demeurant sur plein gaz sec. Je perçois dans l’air de pressurisation une odeur curieuse, analogue à celle dégagée par une lampe à pétrole, mal allumée, qui fume. Le niveau de bruit ambiant a diminué notablement ; on a une sensation de silence relatif. J’amorce instinctivement une légère montée et engage un virage à gauche pour éviter Toulouse. Je survole l’hôpital Purpan ; c’est hallucinant le nombre d’immeubles aux alentours, je ne l’avais jamais réalisé… Je manipule les deux manettes sans aucune réaction, je les ramène sur la position plein réduit puis les positionne à mi-course et place les sélecteurs de rallumage en vol sur marche. Tout ceci s’est passé en quelques secondes et j’annonce à la salle d’écoute : « J’ai une extinction. » « Zoulou, pouvez-vous répéter ? » me lance Cavin [ingénieur en salle d’écoute ndlr]. « Une extinction ». « Extinction de quoi ? » le son de sa voix se fait angoissé. « Les deux réacteurs » lui dis-je calmement.
Pierre Dudal, Pierre Caneill et André Cavin
Je pressens déjà l’issue de ce vol, mais je suis confiant. Je sais, par expérience, combien les sièges éjectables Martin Baker fonctionnent parfaitement. J’ai été témoin de l’éjection de Michel Jarriges du Mirage III à décollage vertical, à 15 mètres du sol, en vol stationnaire à Istres alors que je terminais mon stage à l’EPNER et cet accident m’a profondément marqué.
Cavin : « Rallumage vol ! Rallumage vol maintenant ! » Moi : « Le rallumage vol ça ne marche pas. » Cavin angoissé : « Rallumage vol sur les deux ! » dit-il. « Oui, bon, rallumage vol, voilà, c’est déjà fait » dis-je d’un ton agacé par le superflu de ces conseils tardifs. J’ai maintenant un autre souci en tête et, tout en manipulant les gaz et les sélecteurs, sans aucune réaction, par acquit de conscience, je pense déjà à notre éjection.
Au sommet de la trajectoire, toujours en virage à gauche, je suis accaparé par le choix de la zone de crash. Nous sommes encore en plein milieu de l’agglomération toulousaine et les immeubles défilent sous la perche de nez, celle-là même pour laquelle ce vol était programmé. La vitesse décroît d’abord lentement : partis de 500 nœuds au moment de la panne, nous sommes encore à 350 nœuds à 1500 pieds, au sommet de la trajectoire, mais le badin « dévisse » maintenant plus rapidement, le virage et la traînée induite s’ajoutant, l’échange d’énergie n’est plus gratuit. Je dis à Pierre Caneill : « Il va falloir sauter ». Celui-ci n’a encore rien dit mais il a tout entendu et réalisé sa situation inconfortable où il n’a comme information qu’un badin et un altimètre. Le virage étant peu incliné, il ne voit rien du sol et ne sait où il va atterrir.
Devant moi, je découvre enfin une zone moins peuplée. Encore des habitations mais ce sont des habitations clairsemées parmi des étendues plus grandes de verdure. « Badin actuel ? » demande la salle d’écoute. « 280 nœuds ». Je suis maintenant à 900 pieds, la pente de descente est encore faible, j’arrête le virage dans l’axe d’une zone non habitée et j’essaie un ultime rallumage des moteurs. Le bouton gauche de rallumage est positionné sur arrêt puis sur marche, je manipule ensuite la manette gauche, toujours sans aucune réaction. Idem à droite. L’action se précipite. Je réalise qu’il faut maintenant donner l’ordre de sauter à Caneill. « Sautez » dis-je dans l’interphone qui fonctionne encore. Caneill accuse réception : « OK » répond-il. Je continue à trimer l’avion pour monnayer l’échange vitesse/pente. Il faut sauter, sans appréhension. Je revois Jarriges, il y a deux ans, sautant de son Mirage dans une situation bien plus critique que la mienne aujourd’hui. Je saisis la commande haute du Martin Baker. Abandonner un si bel avion ! Notre outil de travail que nous avions si peu utilisé et qui devait tant nous servir au moment des premiers vols Concorde. Quel gâchis ! Je ne peux m’empêcher, en tirant le rideau, de continuer à contrôler ma vitesse et surveiller mon altitude : 300 pieds, 220 noeuds. Le coup est parti. La bande d’enregistrement récupérée après l’accident indiquera une hauteur d’éjection de 57 mètres (190 pieds) …
Je me laisse aller, impuissant, au gré de la séquence automatique d’éjection. Je ressens d’abord un violent courant d’air au moment du largage de la verrière de l’habitacle, et puis, dans la seconde qui suit, je reçois un magistral coup de pied aux fesses ! Fixé à mon siège, je suis projeté vers le haut avec une force brutale suivie d’un départ en rotation complètement désordonné. L’embout de la chenille de mon masque à oxygène m’a frappé au front pendant que je tournoie : je n’avais jamais imaginé auparavant les détails de cette séquence d’éjection. À la grâce de Dieu ! Arrivé au sommet de ma trajectoire, instantanément je me sens freiné et stabilisé : c’est le parachute d’extraction qui a permis au parachute principal de se déployer ; le siège s’est séparé et je descends maintenant de plus en plus vite. Devant moi, à quelques centaines de mètres, de la fumée noire intense parmi les arbres. Attention à l’atterrissage ! Je n’aurai pas eu beaucoup de temps, six, huit secondes au plus pour réfléchir à la meilleure manière de me réceptionner au contact du sol. Dans ma candeur naïve, j’imaginais le contact avec le sol pareil à celui d’un papillon : en douceur, les jambes légèrement fléchies, jouant le rôle d’amortisseurs. Voilà bien une lacune dans ma formation. Avec une vitesse verticale de huit mètres par seconde en descente, le contact avec le sol est d’une brutalité extrême. Je reste un moment par terre comme broyé. Mes jambes n’ont joué aucun rôle : tel un pantin, elles se sont repliées et mon postérieur a tout encaissé. Je ressens une vive douleur dans la colonne vertébrale qui me laisse groggy pendant quelques secondes. Péniblement je me relève, douloureusement. Mes genoux en hyperflexion ont pâti sous le choc, mais je suis sur terre et bien vivant.
J’ai atterri dans un champ de carottes : des gens, sans doute des maraîchers, accourent d’une maison proche. Je redresse le dos et bien que souffrant énormément, je m’efforce tant bien que mal à faire bonne figure. Je leur demande : « Avez-vous aperçu un autre parachute ? ». « Non » me répond-t-on. Je suis catastrophé. L’avion brûle à quelque trois cents mètres de moi. Je regarde dans sa direction et que vois-je ? … Pierre Caneill boitillant, ayant de grosses difficultés respiratoires, marchant sur ses chaussettes, mais bien vivant lui aussi. [Du fait de l’important facteur de charge initial subi lors de l’éjection, les chaussures non montantes ne suivent pas et restent à bord ndlr]
Un homme s’approche de nous et nous propose de nous conduire dans sa voiture à Sud-Aviation. C’est un garçon d’une trentaine d’années, barbu et sympathique qui nous ramène à Blagnac comme deux auto-stoppeurs. Je ne saurai jamais son nom et nous ne pourrons même pas le remercier. Nous restons, Caneill et moi, sans rien nous dire, absorbés par des pensées intérieures. Nous croisons deux voitures de pompiers : l’alerte a été donnée rapidement : nous sommes à Beauzelle, à 4 kilomètres environ au nord de l’aéroport. Il est seize heures cinquante et dans dix minutes le flash de France Inter diffusera la nouvelle. Ma femme, à Neuilly, risque de l’apprendre et il faut absolument que je l’appelle.
Pierre Caneill sort de sa torpeur et me raconte le déroulement de son éjection vue de la place arrière : « J’ai parfaitement reçu et accusé réception de vos deux messages : « On va sauter » et « Sautez » ; j’étais en position dès le premier message, j’ai commencé à tirer au second mais surpris peut-être par l’effort, ou par suite d’une inhibition réflexe, j’ai marqué un temps d’arrêt avant d’accomplir complètement la manœuvre. La position au sol de la corolle de son parachute montre bien que son éjection fut tardive, puisqu’il se trouve à cinq mètres des premières traces de l’avion qui, bien trimé, c’est-à-dire bien équilibré, n’a pas percuté mais touché le sol tangentiellement.
Ces douleurs lancinantes des genoux et du dos se font de plus en plus précises et j’ai l’esprit préoccupé par le film des dernières 38 secondes de ce vol qui se déroule et recommence inlassablement. Ai-je bien fait tout ce qu’il fallait ? On me conduit à l’hôpital de Purpan : fracture par tassement de la colonne vertébrale. C’est sur un brancard, dans un Mystère XX, que je serai ramené à Paris le lendemain. Mon arrêt de vol durera trois mois. Caneill souffre d’une fracture de la malléole et d’une côte cassée, mais se remettra plus rapidement de notre accident. Le Mirage IV ne sera jamais remplacé et nous manquera énormément au début des vols du prototype.
Pierre Dudal
Pour en savoir plus sur cet accident et son analyse, on peut lire :
« La fin du Mirage IV A 04 », le récit intégral de Pierre Dudal paru en octobre 2013 dans la revue Mach 2.02 N°46.
« Mirage IV – Concorde, une filiation ?? » de Maurice Larrayadieu où l’ancien pilote de chasse revient sur l’accident du 23 octobre 1968 et en fait l’analyse technique.
« Pierre Dudal, pilote d’essais, pilote de ligne » par Pierre Dudal avec André Rouayroux. Editions du Cherche-Midi. Livre disponible sur la boutique concordereference.fr
Juste avant le début de la trace laissée par le Mirage IV sur le sol,
la corolle blanche du parachute de Pierre Caneill