Par Pierre Grange
De septembre 88 à juillet 89 j’ai la chance de voler simultanément sur 2 machines de légende : le Mirage III et le Concorde. Je suis, à cette époque, à l’école des personnels navigants d’essai (EPNER) à Istres où le Mirage III est utilisé pour étudier l’aérodynamique supersonique. Je dois malgré tout effectuer un vol sur Concorde chaque mois pour éviter de perdre la sacro-sainte ancienneté Air France. A l’occasion de cette escapade mensuelle, je réalise la merveille qu’est Concorde en termes de qualité de pilotage, d’économie du vol supersonique et de confort. Dès le roulage, ces machines montrent leur différence.
Cockpit Mirage IIIB et Concorde, le noir et blanc des années 70
Quand on roule un Concorde, même à 185 tonnes, masse maximale couramment pratiquée au décollage vers New-York, l’avion « cavale », il faut donc freiner à bon escient ; on laisse accélérer et on ne freine qu’avant un virage ou en atteignant 20 nœuds. Dans les deux cas, on ralentit à 10 nœuds et on laisse ensuite l’avion réaccélérer. Le mécanicien suit l’élévation inévitable des températures frein et annonce toute dissymétrie : « attention, t’es chaud à gauche ! » ; un seul objectif, ne pas déclencher l’alarme 150°C qui interdit le décollage
Pour rouler un Mirage III, il faut mettre des gaz et le contrôle de direction se fait en freinant à gauche ou à droite. D’habitude le roulage est court, il y a généralement peu de trafic mais Istres est une base stratégique et, parfois, un décollage en alerte ou des exercices militaires font qu’il nous faut attendre. En hiver et au printemps, tant que la température de la mer est à moins de 15°C nous devons porter une lourde et très étanche combinaison caoutchoutée dans l’éventualité d’une éjection sur l’eau. Dans ces conditions, au printemps, sous le vaillant soleil de Provence, la minute d’attente dans l’étroit cockpit du IIIB, si peu ventilé, tourne vite à l’angoisse tant l’élévation de température est rapide.
Il faut s’appliquer pour afficher la pleine poussée sur un Mirage III. Freins serrés, manette plein gaz, les tours augmentent et atteignent rapidement les 8400 t/mn mais il faut surveiller l’augmentation lente de la température devant turbine et attendre qu’elle se stabilise aux environs de 680°C. Alors simultanément, on lâche les freins et on « casse » la manette des gaz, c’est-à-dire qu’on tourne la manette d’un quart de tour vers la gauche, ce qui commande la PC (postcombustion). On surveille son allumage à la variation des paramètres puis à l’allumage de la lampe PC (on est alors en PC mini). Sans tarder, on pousse alors à fond la manette vers la pleine charge PC. A partir de cet instant tout va très vite. Aux environs de 100 nœuds, on prend une assiette de 8° et on attend (pas très longtemps) que l’avion décolle tout seul. Il faut rapidement rentrer le train pour ne pas « empétarder », comme disait un des instructeurs, la vitesse limite de fonctionnement du train 240 nœuds (430kmh). Ensuite lorsque le train est rentré verrouillé, on coupe la PC et tout reprend un rythme plus contrôlable même si la bête reste agressive.
Alignement avant décollage
Dans un Concorde qui approche de la piste de décollage, l’ambiance est calme. La cabine est prête. On est dans les années 80, la porte du cockpit est grande ouverte, il n’y a plus aucun bruit derrière nous. Plus rien ne bouge. Les galleys sont rangés et chaque PNC est assis à son poste. Si, assis en place pilote, on se penche pour regarder vers l’arrière, on voit la longue et étroite allée qui descend vers le galley arrière et par ci par là, un visage tourné vers nous, quelqu’un qui sent qu’il va se passer quelque chose ! C’est le calme avant la tempête. Jusqu’à présent les manettes de gaz n’ont pas quitté la position ralenti sol. Quatre petites lampes blanches et très brillantes, nous disent que les postcombustions sont armées.
La mise en poussée sur Concorde, c’est tout simple : il suffit de prendre les 4 manettes et de les faire claquer sur les butées avant. On a alors l’impression d’avoir réveillé une bête sauvage. Le bruit remplit l’espace, il change de tonalité au fur et à mesure que les séquences automatiques s’enchaînent. Elles régulent le plein régime sur les moteurs 1,2 et 3, l’allumage et la régulation PC sur les 4, puis le plein régime sur le moteur 4. Le mécanicien suit précisément la montée des paramètres sur les quatre colonnes d’instruments qu’il a devant lui. Il est prêt à changer de calculateur moteur si un moteur traîne ou si la réchauffe ne s’allume pas. Depuis les places pilotes, on ressent instantanément si la mise en poussée se déroule bien : l’avion file droit. Du coin de l’œil, on suit les battements de tuyères qui témoignent de l’allumage PC. A 100 nœuds tout doit être stabilisé. L’annonce 100 nœuds est criée ; le mécanicien répond « 4 vertes » ; c’est bon, c’est bien parti. Une étrange odeur emplit la cabine, elle rappelle l’odeur du pain d’épice, peut-être quelques gouttes d’hydraulique en aérosol. Au poste on est en trampoline, la « sous-cutale » (ou sangle de g négatifs) nous empêche de nous taper la tête au plafond. La vitesse de décision est passé « V1 ! On continue ! ». Le pilote retire sa main des manettes, et attend la vitesse de rotation. A 200 nœuds il faut tirer franchement et cabrer vers 14°. « Le train sur rentré ! ». Au cockpit, le bruit aérodynamique est important. La visière se tortille devant nous. A 150 mètres de hauteur, les postcombustions sont coupées et la visière relevée. Au moment où, avec un bruit sec, elle se plaque sur le fuselage, le bruit s’estompe et le calme revient, même si la vitesse sur trajectoire est importante : 280 nœuds soit 500 km/h. Il ne reste plus qu’à attendre Evreux et l’accélération supersonique.
PG
Extrait de Mirage IIIB vs Concorde, un article qui tente de faire un comparatif entre ces deux appareils … incomparables. De l’installation à bord jusqu’à l’accueil du jeune lâché au retour de son premier vol, les différences sont passées en revue avec un point de vue pilote !
Mirage IIIB N°235 du CEV en boucle au-dessus de la Crau ©AAEV