Par Françoise Giroud, rédactrice en chef de l’Express
Article paru dans L’Express N°1038 du 31 mai 1971
Un jouet somptueux. Là-dessus, il n’y a aucun doute. Concorde 001 est un jouet somptueux.
J’ai eu le privilège de faire à son bord, le mardi 25 mai [1971], une « première » : un voyage de deux heures trente dont une heure trente de vol supersonique, c’est-à-dire de déplacement dans la stratosphère à la vitesse d’un obus. Une heure trente, cela était, paraît-il, sans précédent. Les avions de chasse courent depuis longtemps plus vite que le son. Mais à raison d’une tonne de carburant environ par cinq minutes de vol supersonique, aucun appareil n’a des réserves suffisantes pour muser dans la stratosphère.
J’ai musé. Nous avons musé. Et deux heures vingt-sept minutes très exactement après avoir décollé de Toulouse, nous étions à Dakar. Il faut au minimum cinq heures au plus puissant des avions subsoniques pour accomplir le même trajet, soit un peu plus de 4.000 km. A cette différence près – qui fait toute la différence – il n’y en a aucune. Aucune, du moins, qui sera sensible au passager du Concorde commercial, s’il se fie à ses sens et non à son imagination. Il n’éprouvera, ne verra, n’entendra rien à quoi n’importe quel voyageur des actuels avions de ligne ne soit accoutumé. Rien. S’il a la chance de naviguer par temps très clair, il observera, en regardant par son hublot, que, vues de 15.000 m de haut, quand on fait plus de 2.000 km à l’heure, les côtes ou les montagnes défilent un peu plus vite qu’il n’est habitué à les voir défiler. Et puis voilà ! C’est, d’ailleurs, très précisément le but visé. Les voyageurs qui, un jour, prendront Concorde comme un avion régulier ne seront pas des aventuriers de l’air, mais des hommes pressés, enclins à considérer qu’il y va de leur intérêt ou de leur prestige de voyager au plus court pour le prix le plus long.
Pour l’heure, c’est autre chose. Et pas ce que l’on pense. Pénètre-t-on dans le flanc de cet oiseau blanc à tête de rapace, très fin, très haut sur ses pattes, le parfum délicieux de l’aventure vous saisit. Concorde 001, dans l’état où il se trouve aujourd’hui, ne ressemble, de l’intérieur, à rien de connu. Ou peut-être si : au long couloir – 56 m – d’un appartement en pleins travaux un jour de déménagement. On y trouve même, quelque part au milieu du couloir, quatre fauteuils.
« Et ce grand cube orange, là, qu’est-ce que c’est, monsieur ?
C’est le canot de sauvetage, madame. » Bon.
« Et le petit ?
Ce sont les vivres. Avec de la poudre anti requin. » Bien.
« Votre parachute est là. Attention, vous prendrez bien celui-là. » Parfait !
En vérité, il y a moins de risques à voler sur Concorde 001 qu’à circuler sur l’autoroute pour se rendre à Pontoise. Mais, pendant une seconde, cette poudre anti requin me fait rêver. Qu’est-ce qui pourrait bien dégoûter les requins de croquer André Turcat, par exemple, le commandant de bord, qui pilote en bras de chemise, ce qui ajoute à l’aspect non rituel de ce voyage ? Je ferais davantage confiance à son autorité pour crier : « Arrière, requins ! Vous avez devant vous le pilote de Concorde ! Oseriez-vous ? » Peut-être qu’ils n’oseraient pas. Nous verrons bien.
Qu’y a-t-il d’autre à voir ? Peu de choses, en vérité. Chaque nouveau voyage du prototype 001 est une aventure technique pour les membres de son équipage et pour tous ceux qui se sont associés à son destin, parce qu’il fait avancer d’un pas la réalisation d’un projet dont ils sont fous amoureux. Et on les comprend… Et elle doit être envahissante, cette passion… Pour le passager d’un jour, un tel voyage est une aventure intellectuelle. D’où l’impossibilité de la raconter objectivement. Rien ne ressemble plus à la stratosphère que l’atmosphère, et à un avion volant à Mach 2 qu’un avion volant à Mach 1. Rien ne permet au passager de savoir que Concorde est passé de la vitesse subsonique à la vitesse supersonique, que, ce faisant, il a produit, en accélérant, un tel « bang », par le choc entre deux ondes sonores qui se rejoignent, que si l’avion ne se trouvait pas sur la mer, bien au large, des maisons se seraient écroulées, des hommes auraient souffert. Ce « bang » est évidemment non perceptible à l’intérieur de Concorde. L’accélération également.
Mais que l’imagination se mobilise, et se nourrisse de chiffres, l’aventure commence, entièrement subjective. Aussi faut-il dire « Je ». Donc, c’est mardi. Le 25 mai. Je sais que je suis sur Concorde, que ses quatre moteurs ont arraché au sol de Toulouse, à 9h30 GMT, 132 tonnes, dont 70 tonnes de combustible. Je sais qu’il s’agit du premier voyage où Concorde 001 va utiliser tout son rayon d’action actuel. Je sais que le plan de vol que l’on m’a montré la veille a changé ce matin parce que les ballons-sondes de la météo ont annoncé qu’au-dessus de l’Atlantique, dans la stratosphère, il fait chaud. Chaud, c’est-à-dire – 55°C. Et, quand il fait chaud, la consommation s’accélère.
André Turcat a donc choisi d’aller plutôt faire « bang » en Méditerranée, au large de Barcelone, et de survoler ensuite le Maroc. Au-dessus de l’Atlas, nos petits bangs ne gêneront personne, s’il nous faut en faire. Sur l’une des parois de Concorde 001 se trouve un panneau où des cadrans sont incrustés. Là, des aiguilles frémissent, des chiffres se substituent les uns aux autres comme sur un compteur kilométrique. Et le moment arrive où ce qui s’inscrit signifie ceci : il est 10h15mn44 s GMT. Concorde vient de passer de la vitesse Mach 1.99 à Mach 2. Soit, environ, 2.300 km/h. La température extérieure est de -63°C. Celle de la peau de l’avion de +106°C. Et nous volons à 16.000 m. Là où nous sommes à cet instant, peut-être qu’aucun être vivant n’est jamais passé. Et j’y suis. Et je peux marcher, rire, crier : « Nous sommes à Mach 2, nous sommes à Mach 2 ! »
A cet instant, Concorde est à moi. J’en éprouve une sorte de fierté, de fierté stupide, puisque je n’y ai contribué – c’est le mot – qu’en qualité de contribuable. Puis, vient une sorte de désarroi, aussi, en pensant à ce que m’a appris un fanatique de Concorde : en deux jours, il y a plus de voyageurs qui transitent par la gare Saint-Lazare qu’en un an à Orly. Et l’on sait dans quels trains ils voyagent, et qui sont ceux qui doivent, tous les jours, subir le supplice des transports en commun, ou plutôt de leur absence.
Fallait-il faire Concorde ? Faut-il faire Concorde ? Vendrons – nous Concorde ? Saurons-nous réduire le bruit de Concorde à l’atterrissage ? Obtiendrons-nous des États-Unis une modification des règlements aériens pour faciliter l’atterrissage de Concorde, devenu le symbole de ce génie français de l’exploit, tenu pour noble, et de ce mépris français pour la rentabilité, tenue pour vulgaire ? Le symbole est aussi de cette folie des hommes qui nous pousse à aller toujours plus loin, plus haut, plus vite. Je ne connais pas la réponse, et je sais aujourd’hui avec certitude que personne ne la connaît.
Simplement : je suis repartie de Dakar par l’avion de ligne. Concorde a décollé une demi-heure après l’avion d’Air France. En route, j’ai vu le sillage blanc de ses réacteurs apparaître, nous rejoindre, nous gagner de vitesse, nous dépasser enfin. Et disparaître. A cet instant-là, si j’avais été le directeur de la Pan Am, j’aurais confirmé mon option sur Concorde.
FG
Le prototype Concorde 001 en approche sur Dakar @ Airbus heritage DR