Par Bernard Dufour
Directeur de l’Usine de Toulouse (1965 – 1976)
Extrait d’un enregistrement effectué le 7 juin 2009. © Gens de Concorde DR
Transcription Pierre Grange
Une histoire peu connue qui montre que le bon sens et l’inventivité avaient leur place dans le programme Concorde. C’est une manière aussi, pour Bernard Dufour, de rendre hommage à Monsieur Amice, chef d’atelier de Sud Aviation.
Nous sommes à l’automne 1967. On découvre aux environs du mois d’octobre, un dysfonctionnement majeur entre les Bureaux d’Etudes, concernant la définition électrique du prototype 001. Le découpage des tâches était le suivant : en France, les français définissaient les systèmes électroniques (Pilote Automatique, automanette, radio-altimètres etc.…), en Angleterre, les anglais définissaient et produisaient les câblages. Ils avaient fait une grande maquette à cet usage … très bien ! Ils m’avaient livré le câblage de l’avion 001 à la mi 67 et les compagnons l’avaient installé dans l’avion.
Si vous regardez l’intérieur des voilures de Concorde et les volumes qui permettent le passage des tuyaux, des câbles électriques, vous verrez que la place est extrêmement comptée ; je n’ai jamais vu une construction où il y ait aussi peu de jeu, aussi peu de place pour travailler. Et, c’est à ce moment-là, à l’automne 67, qu’on s’aperçoit, qu’il y a un gros problème et que les câblages installés dans l’avion 001 ne sont pas « bons de vol ». En aucun cas ! Il y a eu des erreurs sur les diamètres de câbles, sur les isolants … Bref ! Il faut tout ressortir et tout refaire ; et ça, c’est un travail gigantesque.
La pieuvre électrique déjà installée dans l’avion est très dense, suit des cheminements très complexes dans la structure de l’avion et de la voilure par des passages encombrés de toutes sortes d’obstacles structuraux. Enfin, la doctrine Sud Aviation a été retenue qui veut qu’un fil électrique aille sans aucune coupure intermédiaire de l’interrupteur ou du disjoncteur jusqu’à l’équipement ou au capteur concerné, ceci pour éviter tout problème de raccordement.
La situation est donc dramatique car démonter de l’avion les faisceaux installés, les identifier, les modifier, les remonter, les tester avant de pouvoir mettre le courant sur l’avion 001 représente une bonne année de délai pour le début des essais des systèmes de l’avion prévus dans six mois. Nous avons déjà un gros retard sur notre objectif pour le premier vol et les critiques sont très vives de toute part.
Je descends aussitôt en parler avec mon chef d’atelier favori, Monsieur Amice. Je lui dis : « Amice, c’est une catastrophe, les Bureaux d’Etudes nous annoncent que le câblage installé n’est pas valable. Je ne vois pas comment on va pouvoir le changer. C’est un travail d’un an pour sortir tout ça et le remplacer par un câblage neuf. »
Alors, j’entends encore Amice me dire :
« Monsieur » car il m’appelait Monsieur, « Monsieur, il y a peut-être une solution…
– Ah dis-je, laquelle ?
– Ecoutez, c’est un avion prototype, on ne va pas le vendre aux clients !
– Non, de toute façon, il ne fait pas le tonnage ». On savait déjà qu’il ne faisait pas Paris – New York donc, il n’était pas vendable.
« Bon et bien, dans la cabine qu’est ce qu’il y a ? Sur le plancher il y a l’installation d’essais d’Henri Perrier mais qu’est ce qui empêche de mettre de chaque côté du plancher des gouttières en bois pour y placer les nouveaux câblages. On laisse, là où ils sont, les câblages actuels, qui sont mauvais ; simplement on les isole aux deux bouts pour qu’il n’y ait pas de court circuit et tous les nouveaux câbles, on les passe à droite ou à gauche du plancher dans ces gouttières en bois ».
J’avoue que c’est une idée qu’en tant qu’ingénieur, je n’aurai jamais eu parce que l’ingénieur pense toujours à faire les choses dans les règles de l’art. Une dérivation aussi étonnante était impensable, pour moi.
Mais je me dis qu’il a peut-être raison… Du coup, on en parle avec André Turcat, Lucien Servanty et d’autres collaborateurs et on se dit que si on veut gagner du temps et finir ce proto le plus vite possible, la solution Amice est la seule qui puisse nous permettre de nous en sortir. Tout le monde a été un peu estomaqué mais finalement personne n’a trouvé d’objection à cette méthode rustique consistant à passer le câblage d’un avion supersonique dans des gouttières en bois blanc vissée sur le plancher de la cabine.
Et c’est ainsi que le 001 a fait toute sa carrière, est allé à Mach 2, a transporté des chefs d’états … avec des câblages électriques installés dans des gouttières en bois en saillie de part et d’autre du plancher cabine.
BD
Avril 1966, début d’assemblage du proto. Un panneau annonce pour février 68 le premier vol qui n’aura lieu que le 2 mars 1969 © Airbus Heritage