Par Etienne Fage
Adjoint de Lucien Servanty au Bureau d’Etude Concorde Membre du Bureau Technique
S’il est des personnes dont on peut dire qu’elles ont joué un rôle clé dans le programme Concorde, c’est bien Etienne Fage. Nous l’avions interviewé le 15 novembre 2010 à Toulouse. Au préalable, il m’avait fait parvenir un courrier présentant l’action décisive qu’il avait entreprise visant à modifier la partie arrière de l’installation motrice. Cet article reprend ce courrier ; les parties en italique correspondent aux annotations que j’y ai apportées à l’issue de l’interview et à la suite d’entretiens téléphoniques.
Pierre Grange
En 1968 (alors que Concorde n’avait pas encore volé), la ré-estimation des performances des avions de série plaçait les constructeurs dans une situation difficile, tant vis-à-vis des Services Officiels que devant les Compagnies clientes. BAC (British Aircraft Corporation) qui avait la responsabilité des calculs de performances dut se résoudre à annoncer le 2 décembre 1968 au « PEN team » (Propulsion – Engine – Noise) et à confirmer le 9 décembre à « l’Airline SST Comittee » que par suite des dernières estimations de la masse à vide et du bilan poussée/trainée, ainsi que de la prise en compte des dernières exigences de l’aménagement commercial, d’importantes modifications devaient être introduites dans la définition de série :
– Allongement de l’arrière du fuselage
– Nouveau bout d’aile
– Nouvelle partie arrière de nacelle.
Il en résultait une nouvelle augmentation de la masse maxi au décollage, de 376.000 à 385.000 livres et un certain retard dans le programme. (En finale, il faudra monter le Take Off Weight à 400.000 livres !). Je sais, à cette époque, par mes discussions officieuses avec le RAE (Royal Aircraft Establishment) que ce dernier estime à 12.000 livres seulement la charge marchande sur l’étape critique Paris New York, alors que les constructeurs en doivent au moins 20.000 à Air France. C’est 60 passagers au lieu de 100. Etienne Fage se doutait que si la charge marchande n’était de 60 passagers sur l’étape la plus limitative que desservirait Air France, c’est-à-dire Paris New-York, l’avion était condamné. Cette information en provenance du RAE, n’était pas encore officielle.
J’ignore alors, comme tout le monde en France je pense, que le cabinet britannique a estimé, dans sa réunion du 5 janvier 1968, qu’il était encore trop tôt pour pouvoir se retirer du projet sans de lourdes pénalités mais qu’il pourrait le faire dès l’été 1969 si les constructeurs n’avaient pas, d’ici là, réglé leurs problèmes techniques. Officieusement, nos collègues de BAC sont aussi pessimistes que le RAE et, personnellement, je comprends seulement que le programme est en danger.
Certes les deux premières modifications proposées sont déjà bien définies et de réalisation facile. Elles doivent rapporter de 1.000 à 2.000 livres de charge marchande mais c’est encore bien insuffisant. Quant à la nouvelle partie arrière de nacelle, ce n’est encore qu’un vœu pieux et la proposition en cours de la SNECMA ne résout rien.
Ces parties arrière de nacelles représentent un domaine qui me tient à cœur depuis le début du projet. J’ai quelques idées, une documentation solide et quelques résultats d’essais sur petites maquettes. J’en parle, en vain, depuis plusieurs années car je ne suis que l’aérodynamicien des avionneurs et ces problèmes sont de la responsabilité stricte des motoristes.
Persuadé, cependant, qu’il peut y avoir plusieurs milliers de livres à gagner, tant en masse structurale qu’en aérodynamique interne et externe, je vais, avec l’accord du Directeur Général de Sud Aviation, Louis Giusta (et Pierre Satre Directeur Technique Sud Aviation), en parler à Bristol à son alter ego Archibald Russell. BAC pouvait effectivement arguer que l’accord de 1962 lui avait confié la responsabilité générale des nacelles, y compris entrées d’air et tuyères. Russell accepta (après seulement 2 heures d’entretien) de prendre en charge mon idée d’un « Concorde Propulsion Group » (Groupe neutre et autonome en ressource. Un cadre sol plein temps + 1 ou 2 dessinateurs épisodiquement) qui serait, au nom des 4 constructeurs (Sud, BAC, Rolls Royce, SNECMA), chargé d’une revue complète de l’installation motrice. Mais il s’agissait avant tout d’étudier la refonte des parties arrières de nacelles (tuyère secondaire réglable, inverseur de poussée, silencieux).
Il me donnait carte blanche à condition que je fasse partie de son Bureau d’Etudes à Bristol et que je sois le représentant désigné de BAC dans cette aventure, notamment devant les Services Officiels. Me soutenir, d’accord, mais sans trop se mouiller … Quoiqu’il en soit, son soutien ne pouvait être que très limité puisque son Bureau d’Etudes était déjà saturé (pas de ressources disponibles).
SUD et surtout la SNECMA répondirent présents, cette dernière m’imposant un adjoint, censé, je pense, contrôler plus ou moins mon action. Pourquoi choisit-elle Pierre Servanty, le frère de Lucien, Directeur Technique franco-britannique ? Toujours est-il qu’il devint rapidement mon meilleur allié et tandis que mon concept de partie arrière se décantait à Bristol, je réussis, avec l’aide de SUD à confier la réalisation d’une première liasse d’avant-projet à une très brillante équipe de Nord-Aviation conduite par Albert Gozlan. Ce dernier avait, notamment, comme référence la mise au point très réussie de la propulsion mixte ATAR/Statoréacteur qui avait permis à Turcat d’atteindre Mach 2.19 sur le Griffon. Je pensais raisonnable, au départ, d’alléger de 1000 livres l’ensemble arrière des nacelles, mais Nord me convainquit qu’il fallait plutôt viser 2000 livres. L’utilisation de leur sandwich en acier soudé se prêtait bien à la structure monocoque que j’avais en tête pour remplacer les 4 éléments séparés par nacelle qui existaient jusqu’ici. En outre, le concept de « reverse aval », par lequel les parties mobiles de la tuyère secondaire permettaient, non seulement l’optimisation de la poussée dans les différentes phases de vol mais assuraient également la fonction d’inverseur de poussée, dispensait donc d’un organe supplémentaire.
La TRA (Thrust Reverser Aft) prenait forme. On notera que, comme à l’habitude sur Concorde, les appellations sont nombreuses. Avec l’ensemble arrière, on aboutit à un véritable florilège :
– TRA. L’ensemble arrière fournit à la fois la poussée (Thrust), le freinage par inversion de flux (Reverser) et il est situé tout à l’arrière de l’installation motrice (Aft). Pour franciser cet acronyme anglais on dit aussi TRA (Tuyère Reverse Aval) …
– Tuyère 28. C’est une codification SNECMA : la tuyère primaire, celle située à la sortie du canal de réchauffe, étant au standard 14 le nouvel ensemble arrière étant un bloc double, on parlera de tuyère 28.
– Secondary Nozzle. C’est l’appellation figurant sur le panneau mécanicien ainsi que sur les check-lists normal et secours d’Air France mais rien n’empêche de traduire et de parler des « Tuyères secondaires ».
– Paupières ou Buckets. Il s’agit uniquement des parties mobiles qui fonctionnent comme des paupières ou ressemblent à des bassines (buckets en anglais) ; mais on peut aussi parler des coquilles …
La géométrie de compromis pour ces différentes fonctions ne faisait volontairement pas la part belle à l’efficacité de freinage. Je recherchais surtout une configuration d’inverseur viable, c’est-à-dire ne refoulant pas de gaz chauds dans la nacelle, au risque d’y asphyxier rapidement les équipements moteurs et avion, comme c’était le cas jusqu’ici (la reverse SNECMA équipant les prototypes Concorde n’aurait pu être utilisée en ligne pour cause de surchauffe des équipements situés dans la nacelle moteur). Le seul palliatif existant consistait en l’addition de volets anti-retour qui ne pouvaient, de toute façon, maintenir en inversion de poussée le nécessaire flux de refroidissement de la nacelle. J’ai beaucoup cherché sans grand succès et une solution remarquable fut trouvée et je suis d’autant plus à l’aise pour en parler qu’elle fut entièrement l’œuvre de l’équipe Gozlan. Elle se résumait en l’addition de 2 petites ailettes fixées à l’intérieur de chaque paupière. Pour une pénalité marginale en jet direct, l’aspiration du flux de ventilation était maintenue en inversion, laquelle atteignait en outre une efficacité remarquable, eu égard aux dimensions des dites paupières. Sur ce point SNECMA était catégorique et annonçait qu’il était impossible, avec la TRA, de maintenir l’écoulement du flux de ventilation en reverse. Cette trouvaille joua vraiment un grand rôle dans le succès global de la TRA.
Une autre satisfaction vint des performances en configuration décollage, correspondant à une rotation très partielle (17°) des paupières. La fente ainsi dégagée entraînait une aspiration importante d’air ambiant et de couche limite, lesquels plus ou moins mélangés au jet moteur pouvait en atténuer quelque peu le bruit. D’autres essais nous apportaient des mesures de performance très encourageantes en transsonique et supersonique de sorte que, dès l’été 1969, j’avais assez d’arguments pour convaincre les avionneurs, puis les Services Officiels, qu’une solution technique était en vue. Je ne demandais, bien sûr, qu’à prolonger avec Nord-Aviation une collaboration aussi fructueuse mais BAC en décida autrement. (Je crois savoir pourquoi…). « On » savait que Nord et Sud allaient fusionner dans la future Aérospatiale et les anglais ne voulaient pas que ce travail incombe à cette entité. Ils ont donc trouvé la société TRE (Tool Research & Engineering) qui fabrique le stresskin (nid d’abeille en acier). Un avantage malgré tout : le stresskin était déjà utilisé sur les panneaux reverse du B727 alors que pour Nord, la technique sandwich en acier soudé était une première.
C’est avec cette PME américaine, que les études de détail et de fabrication furent alors organisées. Et c’est en décembre 1969, au siège de cette société à Santa Ana, Californie, que les représentants de la SNECMA renonçaient à leurs propositions techniques de dernière minute. Devant les évidences accumulées, ils acceptaient l’amère perspective de sous-traiter la TRA à la société TRE. Leur seule exigence technique sera d’imposer les provisions d’espace et de structure permettant l’installation future des silencieux « à pelle ». La suite prouvera qu’on a eu bien tort d’accepter cette contrainte.
La décision d’adopter la TRA (rebaptisée « Tuyère 28 » pour faire plus « SNECMA ») sera entérinée par les Services Officiels en mai 1970. Les essais de certification au sol se déroulèrent sans problème à Saclay en 1971 ; l’avion de présérie Concorde 02 en sera équipé en 1972 et, dès janvier 1973, il démontrera en vol que les fameuses garanties aux Compagnies pourront être tenues.
En ce qui concerne la seule Tuyère 28, le bénéfice en charge marchande sur Paris New York fut chiffré par Jean Rech, Ingénieur en Chef Concorde à l’Aérospatiale, au cours d’une réunion ad hoc, pour le bénéfice de l’Ingénieur Général George, alors nouvellement assigné par le STAé (Service Technique Aéronautique) au programme Concorde. Je n’en retiens ici que les deux chiffres arrondis suivants : Gain de charge marchande sur Paris New York, dû à la TRA. Chiffres obtenus par comparaison des performances du présérie anglais 01 (équipé SNECMA) et du présérie français 02 (équipé TRA) :
– Gain de masse : 2.000 livres
– Gain dû aux perfos : 5.000 livres
– Total : 7.000 livres. Nota : il y eut longtemps polémique au sujet des gains consécutifs à la TRA mais il suffit simplement de savoir que le présérie 01, non équipé de la TRA, n’a jamais atteint la perfo demandée.
C’était vraiment à la limite supérieure espérée mais comme la chance peut parfois vous sourire, il convient de rappeler deux avantages supplémentaires aussi importants qu’inattendus, établis par les essais en vol :
– L’avion était moins bruyant en survol au décollage sans le silencieux SNECMA. Résultat, après tout, logique d’après les mesures effectuées par la SNECMA, puisque l’atténuation de 3 à 4 PNdB nécessitait une perte de poussée de 5%, entraînant une réduction d’altitude au point de mesure. Autrement dit, l’ouverture partielle (17°) des paupières formait le meilleur silencieux possible, bien que très relatif. Mais cela a permis à la SNECMA d’annoncer fièrement un allègement supplémentaire de 600 livres en supprimant définitivement l’installation de son silencieux sur tous les avions de série.
– Grâce au maintien du flux de ventilation en inversion de poussée, son utilisation devint une procédure de routine homologuée en lieu et place d’aérofreins, non seulement en vol subsonique mais également à Mach 2. L’ONERA disait qu’il était impossible de fermer les paupières à Mach 2, au risque de faire pomper entrée d’air et moteur. André Turcat décida d’essayer (M2, moteur ralenti) et la reverse a fonctionné sans entraîner le moindre pompage. Etienne Fage, ensuite, fera un dossier de justification sur ce point étonnant. On peut remarquer malgré tout qu’en opérations, l’utilisation de la reverse en vol fut limité au domaine subsonique (370kt, FL300).
– On ne peut que regretter que les fabrications aient été maintenues pour l’essentiel aux USA, la SNECMA n’ayant finalement comme principale responsabilité que la gestion financière du contrat négocié avec la société TRE pour un matériel qu’elle n’avait pas conçu.
Etienne Fage. Propos recueillis à Toulouse le 15 novembre 2010.
BAC : British Aircraft Corporation (aujourd’hui British Aerospace Corporation)
RAE : Royal Aircraft Establishment. Etablissement de recherche britannique jusqu’en 88. Royal Aerospace Establishment ensuite avant de se fondre en 1991 dans la Defence Research Agency.
STAé : Service Technique Aéronautique (Ministère des Armées France)