Par Richard H. Graham, ancien pilote de « Blackbird »
Si Concorde fut un avion exceptionnel dans le domaine du transport aérien, on ne peut s’empêcher de le comparer au SR-71, avion espion américain qui volait à 3 fois la vitesse du son. Appelé Blackbird, le merle, il est surnommé Habu (prononcez habou), par les habitants d’Okinawa, qui, lorsqu’ils le découvrent en 1967, sont impressionnés par sa silhouette noire, sinistre comme une petite vipère noire de chez eux. Par la suite, l’appellation de Habu sera appliquée aux équipages de SR-71. Né dans l’imagination de Kelly Johnson, au cours de cette prodigieuse décennie des années 60, il a enthousiasmé tous ceux qui l’ont touché … Avec le temps, et la levée du « secret défense », le voile se lève sur cet avion de légende. Ci-dessous, un article écrit par un Habu, ancien pilote de SR-71, qui avec humour et réalisme, nous fait découvrir le Blackbird.
En avril 1986, à la suite d’une attaque sur des soldats américains dans une discothèque de Berlin, le Président Reagan décida de bombarder des sites terroristes, implantés en Libye. Ma mission consistait à prendre des photos des dommages que nos F-111 avaient occasionnés… Khadafi avait tracé une « ligne de mort », une limite territoriale à travers le Golfe de Sidra, promettant d’abattre tout intrus qui traverserait cette limite. Le matin du 15 avril, je franchissais cette barrière à 3600 km/h, Mach 3+. Je pilotais un SR-71, l’avion le plus rapide au monde. En place arrière, celle du RSO (Reconnaissance Systems Officer), Walt, un major des Marines. Nous survolions alors la Libye et approchions de notre virage retour au-dessus d’un paysage désertique et désolé lorsque Walt m’informa qu’il venait de recevoir un signal de départ de missile. Tout de suite, j’augmentai notre vitesse. En calculant le temps nécessaire pour qu’un missile fusée sol-air capable de voler à Mach 5, vraisemblablement de type SAM-2 ou SAM-4, nous atteigne, j’estimais que nous pouvions le battre de vitesse avant notre virage, et maintenir ainsi notre profil de vol. C’était un pari sur les performances du SR71, où nos vies étaient en jeu.
Après plusieurs longues et angoissantes secondes, nous fîmes notre virage retour vers la Méditerranée pour la rejoindre à pleine vitesse. « Tu peux peut-être réduire un peu » me suggéra Walt. C’est alors seulement que je réalisais que les manettes étaient toujours en butée avant. L’avion couvrait un kilomètre à la seconde, bien au-delà de notre limite de Mach 3.2. C’était le plus rapide que nous ne volerions jamais. Je réduisais les manettes au sud de la Sicile mais nous devions pourtant dépasser l’avion ravitailleur qui nous attendait du côté de Gibraltar.
Depuis le premier vol des frères Wright, de nombreux avions importants ont été construits comme le Boeing 707, le F-86 Sabre ou le P-51 Mustang. Mais le SR-71, connu aussi comme le « Blackbird » restera comme le plus rapide jamais construit. Seuls 93 pilotes de l’Air Force ont pu prendre les commandes du « traîneau » [sled], comme nous l’appelions. Sa contribution à la victoire de la guerre froide fut significative.
Kelly Johnson, ingénieur en chef de Lockheed
Le père du SR-71 fut Kelly Johnson, le fameux designer de chez Lockheed, qui devait créer aussi le P-38, le F-104 Starfighter et l’U-2. Après que les soviétiques aient abattu l’U-2 de Gary Powers en 1960, Johnson a commencé à étudier un avion espion qui volerait 5 kilomètres plus haut et 5 fois plus vite que le U-2, tout en restant capable de photographier, de là-haut, une plaque minéralogique. Malgré tout, voler à 3200 km/h crée une chaleur intense sur la peau de l’avion. Les ingénieurs de Lockheed utilisèrent un alliage de titane pour plus de 90% de l’avion, créant des outillages spéciaux et des procédures adaptées pour construire manuellement chacun des 40 appareils. Des fluides spéciaux (carburant, huile et hydraulique) résistant à la chaleur et capables de fonctionner à 85.000 pieds durent être développés. En 1962, le premier Blackbird volait avec succès et en 1966, le SR-71 devenait opérationnel au sein de l’Air Force
Le cockpit du SR71 et les essais des gouvernes avant roulage où l’on voit l’important débattement des gouvernes de direction
En 1983, armé de mes états de service et d’une recommandation de mon commandant d’unité, je rejoignais le programme SR-71, à l’issue d’une semaine d’entretiens d’évaluation. Je rencontrais Walt, mon partenaire pour les quatre années suivantes. Il volerait un mètre derrière moi, maniant les caméras, radios et tout l’équipement de brouillage électronique. Je plaisantais en lui disant qu’en cas de capture, il serait l’espion, je serais le conducteur. Il me répondit alors : « keep the pointy end forward ! ». L’entraînement devait durer un an, volant à partir de Beale Air Force Base en Californie, Kadena Airbase à Okinawa et Mildenhall Royal Air Force Base en Angleterre. Une classique mission d’entraînement consistait à décoller de Beale AFB, près de Sacramento, ravitailler en vol du côté du Montana, accélérer pour atteindre Mach 3 au-dessus du Colorado, tourner à droite au-dessus du Nouveau Mexique, traverser à grand Mach la région de Los Angeles, longer la côte ouest en direction du nord, tourner à droite vers Seattle puis rentrer à Beale. Durée du vol : 2 heures et 40 minutes.
Un équipage en salle d’habillement – Le casque de la combinaison stratosphérique
Un jour, au-dessus de l’Arizona, nous écoutions le trafic radio de tous les « pauvres mortels » en dessous de nous. Un pilote de Cessna demande au contrôleur de lui donner sa vitesse sol. « 90 nœuds » répond le contrôleur. Tout de suite après, un Bonanza fait la même demande. « 120 » est la réponse. A notre étonnement, un F-18 de la Navy entre sur la fréquence et demande sa vitesse sol. Je savais bien qu’il disposait de l’information à bord mais qu’il voulait seulement impressionner les faucheurs de marguerite. « Dusty 52, je vous vois à 620 nœuds sol » réponds le contrôleur. C’était trop tentant. J’entends le bruit de l’alternat du micro de Walt qui, du siège arrière et de sa plus innocente voix, annonce que, stable à 81.000 pieds, il demande une vitesse sol. La réponse du contrôleur est calme et très professionnelle : « Aspen 20, je vous vois à 1982 nœuds sol ». Il n’y eut plus aucune transmission sur cette fréquence jusqu’à la côte.
Le Blackbird nous apprenait toujours quelque chose. Chaque avion avait sa personnalité. Un jour, nous avons tous réalisé que nous volions sur un trésor national. Quand on roulait vers la piste, les gens nous remarquaient. Les voitures s’amassaient le long des clôtures de terrain, chacun voulait voir et entendre le puissant SR-71. Vous ne pouviez être dans ce programme et ne pas aimer cet avion.
Une nuit sans lune, lors d’une mission d’entraînement au-dessus du Pacifique, je me demandais à quoi pouvait ressembler le ciel à 84.000 pieds dans l’obscurité complète. Au cap retour vers la base, je commençais donc à réduire l’éclairage cockpit, révélant ainsi le ciel nocturne. De crainte d’une quelconque sanction divine, je replaçais vite l’éclairage sur normal mais l’envie de voir le ciel étant la plus forte je réduisis à nouveau l’intensité de l’éclairage. Surprise ! Je vis une grande lueur à l’extérieur de la vitre. Comme mes yeux s’accoutumaient à cette vision, je réalisais que cette brillance provenait de la Voie Lactée, à présent une large bande de lumière à travers le ciel. Là où je ne voyais auparavant que de grands espaces sombres, il y avait à présent de grands nuages d’étoiles étincelantes. Chaque seconde, des étoiles filantes traversaient l’espace. C’était comme un feu d’artifice silencieux. A regret, je tournais mon regard à nouveau vers les instruments de vol. Le moindre instrument était visible, éclairé par les étoiles ! Dans les larges rétroviseurs je pouvais voir l’éclat étrange et doré de ma combinaison spatiale. Je jetais un dernier regard hors de la vitre. En dépit de notre vitesse, nous nous sentions humbles dans la vision d’une telle immensité. Le son brutal de la voix de Walt dans l’interphone me ramena aux réalités, il était temps de préparer la descente.
Le SR-71 était un appareil coûteux en opérations. Le coût des ravitailleurs était le plus significatif. En 1990, confronté à des problèmes budgétaires, l’Air Force le retirait du service. Le SR-71 avait servi six présidents, protégeant l’Amérique durant un quart de siècle. Inconnu de la plupart des pays du globe, il a survolé le Nord Vietnam, la Chine populaire, la Corée du Nord, le Moyen Orient, l’Afrique du Sud, Cuba, le Nicaragua, l’Iran, la Lybie et les Iles Falkland. Chaque semaine, le SR-71 surveillait les sous-marins nucléaires soviétiques, les sites mobiles de missile ainsi que les mouvements de troupes russes. Ce fut un facteur clé pour gagner la guerre froide.
Je suis fier d’avoir volé 500 heures dans cet avion. Je le connais bien. Il ne laissait la priorité à aucun autre avion, portant fièrement son tapis de bang à travers les arrières ennemis. Il a battu chaque missile, surclassé chaque MiG et nous a toujours ramenés à la maison. Dans ce premier centenaire du vol humain, aucun avion n’était aussi remarquable.
RHG
Extrait de « Flying the SR-71 Blackbird » by Col Richard H. Graham USAF (ret).
Traduction Pierre Grange