Par Pierre Dudal
1er Chef de Division Concorde
Au début de l’exploitation Concorde vers Caracas, alors qu’une escale technique était prévue aux Açores, il y eut quelques vols retours directs. Pierre Dudal nous raconte comment, en tant que Chef de Division, il avait tenu à vivre cette expérience pour en tirer les bonnes conclusions. Ce récit permet de comprendre qu’effectuer en Concorde, un « Caracas Paris » sans escale était tout de même délicat et que l’on approchait des limites.
L’occasion se présenta le 10 juillet 1976. Je pris comme second le commandant Jacques Moron et comme mécanicien André Blanc qui était mon adjoint à la Division Concorde. Je tenais à ce que ce dernier puisse tirer des enseignements pratiques de gestion du carburant si le feu vert était donné aux équipages à la suite de notre essai. Malgré une charge marchande un peu élevée (56 passagers), l’affaire se présentait bien : décollage face à l’Est et, par chance, nous eûmes l’autorisation d’utiliser l’ancienne piste 09 droite pour le décollage, ce qui raccourcissait de quelques minutes le temps de roulage.
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Pierre Dudal et André Blanc
Notre plan de vol avait été déposé pour Santa Maria avec la possibilité d’une « reclearance » en vol si, en cours de route, nos estimations nous permettaient de poursuivre le vol direct sur Paris Charles de Gaulle avec les réserves légales. Un détail important : la quantité nécessaire de carburant ne s’exprime pas en volume mais en masse. Ainsi, réservoirs pleins, plus la densité de carburant est élevée, plus le rayon d’action est grand. Or le pétrole vénézuélien est lourd et à la différence de densité entre pétrole ordinaire et pétrole de Caracas correspond une masse de deux tonnes supplémentaires.
Le succès de ce vol direct dépendait de nos calculs, affinés en cours de route. Moron, Blanc et moi-même, avions chacun recommencé dix fois nos estimations au fur et à mesure que nous progressions et plus le moment de décision approchait, meilleures étaient nos réserves à l’arrivée. Les prévisions météo à Roissy CDG étaient excellentes, de même qu’aux terrains de dégagement prévus : Orly et Le Bourget. Nous poursuivions un double but : avoir au moins les réserves réglementaires à l’arrivée et, si possible, améliorer le temps de vol de Duchange [1er CDB ayant réalisé le direct Caracas Paris ndlr]. C’est pourquoi nous surveillions de très près le Mach de croisière sans le laisser échapper.
Nous avions décollé à neuf heures de Caracas (13 heures GMT) et près de deux heures s’étaient écoulées (1h55 exactement) alors que nous passions le point 40°W – 33°38N. Avant de contacter Santa Maria Contrôle, nous prîmes la décision et demandâmes notre « reclearance » sur Roissy CDG direct. Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est de New York que nous parvînt l’autorisation de modifier notre plan de vol initial. Alea jacta est ! Il nous restait à bord 37 tonnes 800 de kérosène, ce qui, d’après nos estimations, devait nous laisser 7 tonnes 500 de réserve à l’atterrissage. Nous avions parcouru 3800 kilomètres, il en restait près de 4000 et nous avions consommé 56 tonnes 700. Pour un lecteur prêtant un peu d’attention à ces quelques chiffres, il peut paraître surprenant que nous ayons consommé largement plus de la moitié du carburant embarqué et que nous prétendions prévoir encore un reliquat de carburant à l’arrivée alors que nous ne sommes pas à la moitié du chemin. Si tous les avions, au fur et à mesure qu’ils s’allègent, sont de plus en plus sobres (ou moins gourmands !), Concorde accentue ce phénomène. S’il a déjà consommé 28 tonnes en fin de montée, 32 minutes après le décollage, soit près du tiers de la consommation totale Caracas – Paris, cette consommation horaire va progressivement passer de 24 tonnes/heure en début de croisière à 16 tonnes/heure en fin de parcours.
Le vent, au début du trajet, était légèrement défavorable. À présent il devenait nettement positif. Le travers de Santa Maria passé à 15h30 GMT, nous avions un répit de trois bons quarts d’heure pour nous restaurer avant de penser aux problèmes de centrage liés à la fin de croisière et à la descente. Avec 56 passagers à bord, il était hors de question de leur demander de se déplacer. Nous avions neutralisé les derniers rangs de la cabine arrière pour compenser, au décollage, le plein complet du réservoir de queue. Mais le problème était maintenant inversé. Nous souhaitions maintenir un centrage le plus arrière possible de façon à garder les élevons dans le lit du vent. Alors la solution fut de tolérer, des quatre nourrices alimentant les moteurs, un niveau assez bas et de ne puiser dans le réservoir de queue que le strict minimum au fur et à mesure des besoins. Je pouvais faire confiance à Blanc et me polariser maintenant sur le point de début de descente fixé à 16 heures 22, cinq minutes après l’entrée dans la zone de France Contrôle, pour éviter d’arroser la côte française d’un bang.
Juste en face du siège mécanicien, l’impressionnant panneau carburant
André Blanc respira : pendant la dernière demi-heure, il avait les yeux rivés sur le niveau de ses nourrices, moins de une tonne chacune ; il pouvait maintenant effectuer son avancée de centrage sans difficulté. Une bonne surprise : le vent avait nettement tourné à l’ouest/sud-ouest avec une composante arrière de 25 nœuds. Nous avions passé Nantes à 16h35 et nous maintenions Mach 0.95. Nous approchions et passions Chartres à 16h48 puis Evreux, Méru. Les contrôleurs, ce samedi 10 juillet, n’étaient pas surchargés, le trafic était fluide, ce qui nous permit une approche directe sur la piste 09, face à l’est.
Il était 17h12 lorsque nous touchâmes des roues. Un des passagers déclara plus tard : « j’ai eu la chance de prendre le Caracas – Paris qui a mis 4h12 pour effectuer le trajet et on a applaudi à l’arrivée … Lorsque je suis sorti de l’aéroport, mon chauffeur n’était pas là, j’ai été obligé d’attendre, de m’asseoir : c’était fantastique ! » Un autre vénézuélien dira : « 4h12, pour moi, c’est un rêve. » Tous auront le sentiment d’avoir été des pionniers, les héros d’une grande aventure : ainsi se bâtissent les légendes. Pour nous la victoire, c’était d’avoir dans nos réservoirs un reliquat de 7 tonnes 800 de kérosène, soit une autonomie de quarante minutes de vol.
Ce vol ne devait pas avoir de lendemain. Je ne voulais pas que l’effet d’émulation ne joua et que d’enchère en surenchère, un équipage puisse prendre un risque quelconque. D’autre part, il fallait que tous les éléments soient favorables : sens de décollage, chargement, vents positifs etc. Enfin, le délicat problème du centrage pouvait ne pas apparaître comme majeur pour certains et conduire à des situations à risque. Je prenais donc la décision d’interdire le vol direct, soutenu en ceci par la Direction d’Air France. Ceci fut respecté tant que je restai à la Division Concorde. Depuis, deux membres de l’encadrement l’ont, à nouveau, tenté… et réussi. Mais en dépit de cette réussite, je persiste à croire que les marges sont trop faibles, que ce soit le rayon d’action ou les limites de centrage pour permettre la généralisation de ce vol direct. Air France est une compagnie de transport public et il ne faut pas qu’une naturelle émulation transforme en raid ce qui est un vol commercial de transport public.
Pierre Dudal
Lire l’article complet paru dans la revue Mach 2.02 N°47 “Un record de temps et de distance sur Concorde“