Par Jean Pinet
Ancien pilote d’essai expérimental
Membre et ancien président de l’Académie de l’Air et de l’Espace
Nous volions déjà depuis trois mois à Mach 2 avec Concorde, des deux côtés de la Manche. Le 001 avait devancé d’une courte longueur le 002 britannique qui devait le premier inscrire le chiffre 2,00 à son palmarès. Malheureusement un délai technique avait retardé ce dernier et Brian Trubshaw, directeur des essais en vol de la BAC, très fair-play avait laissé André Turcat atteindre le premier le Mach 2 fatidique avec le 001 en état d’y aller.
Les essais progressaient rapidement et nous découvrions une zone de l’atmosphère que nous n’avions qu’effleurée avec nos avions militaires. Avec Concorde nous y restions des heures entières, bien que limités par la consommation de carburant importante sur les prototypes. Les moteurs Olympus n’avaient pas encore atteint leur performance nominale et nous étions obligés la plupart du temps de laisser la réchauffe allumée en haut supersonique pour conserver Mach 2. La réchauffe est ce qu’on appelle postcombustion sur les avions militaires, on injecte du carburant supplémentaire entre le dernier étage de la turbine basse-pression (BP) et la première tuyère d’éjection des gaz (tuyère primaire), ce qui créé une augmentation supplémentaire de poussée par l’ensemble du moteur et de sa tuyère. La commande des 4 réchauffes, une par moteur, s’effectuait à l’aide de 4 sélecteurs « marche/arrêt » situés derrière les manettes des gaz, sur le pylône central entre les deux pilotes. L’alimentation en air des moteurs était assurée par 4 entrées d’air, une par moteur, accolées 2 à 2 en deux nacelles-moteurs, une sous chaque aile. L’avantage en diminution de résistance aérodynamique était évident. Cependant les essais de soufflerie montraient qu’en supersonique un problème soudain sur l’un des moteurs avait toute chance d’intéresser son camarade adjacent par interférence des ondes de choc d’une entrée sur l’autre, malgré une cloison de protection située entre les deux. Nous savions donc qu’une panne de moteur à Mach 2 équivalait à une panne de deux moteurs du même côté, induisant un fort mouvement de lacet lui-même induisant un fort dérapage risquant d’ennuyer les deux survivants et de transformer l’avion en le plus rapide planeur du monde. C’est la raison pour laquelle un dispositif automatique de contre du dérapage induit avait été défini et monté sur les avions.
Les entrées d’air des moteurs sont très élaborées. L’écoulement à Mach 2 induit tout un système d’ondes de choc ralentissant l’air de 600 mètres/sec devant l’avion à environ 200 mètres/sec devant le moteur tout en respectant un excellent rendement thermodynamique. Ce dernier, fonctionnant en croisière supersonique constamment à pleine puissance, est très susceptible à toute perturbation et y réagit violemment en « pompant », c’est-à-dire en refusant soudain l’air qu’on lui amène.
Arrêter brutalement un flot de près de 200 kg d’air par seconde arrivant à 600 mètres/sec crée quelques problèmes, aussi une porte de décharge était prévue sous l’entrée d’air s’ouvrant automatiquement dans un tel cas.
Pour discipliner le système d’ondes de choc et permettre l’exploit encore inégalé aujourd’hui d’obtenir un rendement de 0,96 dans la compression ainsi obtenue dans l’entrée d’air, deux surfaces articulées appelées rampes d’entrée d’air, mues par des vérins hydrauliques, se trouvent au plafond de chacun des canaux rectangulaires captant l’air devant les moteurs. Chacune de ces rampes a la dimension respectable d’une table de salle-à-manger grand modèle et les deux, mécaniquement synchronisées, s’abaissent ou s’élèvent suivant les ordres de calculateurs compliqués adaptant ainsi la géométrie au nombre de Mach, au régime des moteurs et à d’autres paramètres tels que le dérapage. A l’époque c’est la partie de l’avion la moins connue, et définie quasiment entièrement par calculs car aucun simulateur, c’est-à-dire aucune soufflerie, n’existe alors pour des essais en vraie grandeur. La régulation, alors analogique, est très élaborée mais pas très souple de réglage et nous avançons donc prudemment dans nos essais à Mach 2.
Ce jour du 26 janvier 1971, nous effectuons un vol quasiment de routine, la mesure des performances de l’avion à Mach 2 avec un nouveau réglage des moteurs devant améliorer ces performances, une légère augmentation de la vitesse de rotation du mobile basse-pression augmentant le débit d’air donc la poussée. Les équipages d’essais alternent désormais leur participation et leur position dans le poste, aux sièges gauche ou droite pour les pilotes. Ainsi aujourd’hui Gilbert Defer est à gauche, moi-même à droite, Michel Rétif au poste ingénieur, Claude Durand au poste ingénieur principal et Jean Conche au poste ingénieur moteurs. Avec eux se trouve un représentant des services officiels, Francis Gillon du C.E.V., Hubert Guyonnet se trouve sur le quatrième siège du cockpit et s’occupe des essais radio.
Décollés de Toulouse nous avons accéléré en supersonique sur l’Atlantique du côté d’Arcachon et notre vol nous a menés au nord-ouest de l’Irlande. Deux réchauffes, la 1 et la 3, sont allumées car la température de l’atmosphère ne permet pas de s’en passer pour voler à Mach 2. Tout se passe bien. Lors du vol précédent, l’équipage d’alors avait rencontré une forte turbulence, assez rare dans la stratosphère et nous l’avait signalée. Aucun problème ne s’était manifesté sur l’avion. Nous revenons vers Toulouse au cap inverse, et nous sommes au large de l’Irlande. Notre programme comporte des essais en vol subsonique et nous devons décélérer. Gilbert pilote l’avion. Michel et les ingénieurs signalent que tout est normal et prêt pour la décélération et la descente. Nous sommes à 15 300 mètres d’altitude, à Mach 2, avec une vitesse aérodynamique de 530 kt, c’est-à-dire au maximum de pression dynamique en utilisation normale.
Sur Concorde la place droite est celle d’où l’on peut faire le moins de manœuvres avec les systèmes. En revanche, on s’y occupe activement à aider les autres par le suivi des programmes et des check-lists, et en manipulant toutes les commandes secondaires telles que train, nez basculant, radionavigation, communications, et quelques commandes moteurs essentielles en dehors des manettes des gaz, par exemple les sélecteurs de réchauffe.
La procédure veut qu’avant de réduire le régime des moteurs par les manettes des gaz, on doive couper les réchauffes. Gilbert me demande de le faire. Ensuite il réduira lentement les gaz pour éviter des transitoires perturbateurs. A noter qu’il nous avait été recommandé lors des cours de formation sur les entrées d’air d’éviter de bouger les manettes des gaz en cas de pompage du moteur. Par précaution je coupe les réchauffes l’une après l’autre, en vérifiant que pour chacune tout se passe bien. Ainsi je mets sur arrêt la réchauffe 1 avec le léger choc marquant la diminution correspondante de poussée. Puis la 3… Instantanément nous sommes plongés dans un univers démentiel. Bruit assourdissant, celui d’un canon tirant à 300 coups par minutes à côté de nous. Secousses infernales. Notre univers de sous-marin, la visière métallique et totalement opaque du prototype est évidement en position haute, est secoué à la fréquence de 5 oscillations par seconde avec une amplitude démente de l’ordre de plus et moins 4 à 5 fois celle de la pesanteur. A tel point que nous voyons tout trouble, les globes oculaires ne pouvant pas suivre les oscillations imposées.
Gilbert a le réflexe du pilote d’essais, il faut sortir dès que possible de la zone à énergie cinétique maximum où nous nous trouvons et décélérer immédiatement. Et il réduit les gaz à fond sans précaution inutile. Pendant ce temps j’essaie, ou plutôt nous essayons tous, de répondre aux questions que se passe-t-il ? Quelle est la cause de ce phénomène ahurissant et surtout que faut-il faire pour l’arrêter ? Me doutant d’un problème moteur j’essaie de déchiffrer les indications des instruments moteurs de la planche de bord, au travers du brouillard de la vision perturbée et au milieu de la grêle des voyants électriques tombant du panneau de plafond. Aucun contact n’est possible entre nous par l’interphone.
Je distingue vaguement que les moteurs 3 et 4 semblent avoir des régimes inférieurs aux deux autres, surtout le 4. Il faut faire quelque chose. Gilbert pilote l’avion et est déjà bien occupé par cela. J’ai un réflexe idiot probablement dicté par l’impérieuse nécessité intellectuelle de « faire quelque chose » pour arrêter cet enfer, alors que je n’ai à ma disposition directe que peu de commandes paraissant liées d’une manière quelconque au phénomène. Me souvenant de mes cours lointains j’essaie de remettre un peu de gaz sur le moteur 4. Aucun résultat et je réduis vivement et définitivement. Je cherche désespérément ce que je pourrais faire dans mon coin isolé de droite, avec un affreux sentiment d’impuissance et d’inutilité.
Puis tout cesse, aussi brutalement que cela avait surgi. Combien de temps l’incident avait duré, trente secondes, une minute ? Au dépouillement des enregistrements nous saurons qu’il avait duré… seulement 12 secondes ! J’ai pourtant l’impression d’avoir pensé à des tas de chose, fait des tas de raisonnements, de suppositions et surtout d’avoir cherché, cherché, cherché…! A croire que mon cerveau était subitement passé à une vitesse supérieure de pensée. Mais c’est surtout l’échec, le constat que je n’ai rien pu faire et que je n’ai rien compris qui restera gravé à tout jamais en moi. Pour me consoler un peu je dois dire que le reste de l’équipage n’a rien compris non plus et, à part Gilbert, n’a rien pu faire.
L’avion décélère et le moteur 3 qui semblait s’être éteint rallume tout seul grâce à son système de rallumage automatique. En revanche le 4 est bien éteint. Michel fait le bilan de ses instruments. Il constate lui aussi que le 4 est éteint, mais qu’en revanche les quatre entrées d’air fonctionnent normalement, ce qui nous rassure. L’hypothèse la plus probable ressortant de nos conciliabules est que nous avons été confrontés à une turbulence stratosphérique de très forte intensité, notre expérience de vol dans cette tranche d’altitude étant encore très limitée. Mais personne n’y croit trop. Désormais en haut subsonique, à 0,90 de Mach, tout semblant correct aux instruments, nous décidons de rallumer le moteur 4, car il reste encore du chemin à parcourir pour atteindre Toulouse. Michel effectue les manœuvres requises. Le moteur rallume, stagne à une vitesse moyenne de rotation et s’éteint au bout de 20 secondes, nous laissant perplexes et cette fois-ci inquiets malgré la normalité de toutes les indications.
Gilbert décide sagement de ne pas essayer un nouvel allumage et Claude quitte sa station d’ingénieur pour jeter un coup d’œil dans un instrument monté sur le prototype afin d’inspecter le train d’atterrissage et les moteurs en cas de besoin, un hyposcope, sorte de périscope sortant vers le plancher et non vers le plafond. Après quelques secondes l’interphone livre son message : « Merde, les barons – (bégaiements) – on a perdu l’entrée 4… ! » En fait, il nous décrit l’ouverture béante de l’entrée d’air en question à laquelle semblent manquer les rampes, ainsi que des traces de dégâts structuraux sur la nacelle.
La réaction de Gilbert est rapide, il faut encore réduire la pression dynamique de l’air donc la vitesse. Mais nous ne connaissons pas l’étendue exacte des dégâts. L’aile et les commandes de vol sont-elles touchées ? Quid du moteur 3 ? Nous décidons de revenir à la vitesse minimum de 250 kt à une altitude plus basse et de nous dérouter vers le terrain de Fairford où se trouvent nos collègues britanniques et le 002. J’avertis par la radio tout le monde du problème et de notre décision, en précisant cependant que si rien ne survenait d’anormal nous essaierions de rejoindre Toulouse, le pétrole restant le permettant.
Au travers de Fairford, rien d’anormal n’apparaissant, nous décidons de continuer, les terrains éventuels d’accueil étant alertés par les stations radar du Centre d’Essais en Vol qui nous suivent sur leurs écrans. A faible vitesse, sachant désormais ce qui nous était arrivé et n’ayant plus rien à faire qu’à attendre l’arrivée, le temps nous semble long, très long et nous parlons peu, chacun ruminant ses pensées et ses hypothèses. Le moteur 3 est cependant l’objet d’une surveillance attentive. Personnellement, je me rappelle l’histoire drôle du malheureux aux W-C, dont la maison s’écroule lorsqu’il tire la chasse d’eau.!. J’ai un peu l’impression d’avoir vécu son aventure.
Gilbert effectue un atterrissage de précaution car nous n’avons pas grande confiance dans le moteur 3. Mais tout se passe sans problème. Au parking il y a du monde pour nous accueillir, et dès les moteurs coupés, nous pouvons observer le rush vers la nacelle des moteurs de droite. Gilbert et moi descendons les premiers et sommes accueillis au bas de l’échelle par André Turcat et Jean Franchi, s’étant détachés de la foule contemplant la nacelle droite. Ils ont la même attitude calme, lente même, et la même expression, mélange d’incrédulité et de frustration. C’est André qui parle le premier : « Dire que nous n’étions pas de ce vol, ce n’est vraiment pas de chance… » Eh oui, c’était un vol prévu sans histoire… !
En revanche la vue de la nacelle droite est impressionnante. Nous nous approchons et les spectateurs s’écartent pour nous laisser passer, avec la même expression incrédule et respectueuse, comme si nous étions des miraculés. Les rampes de l’entrée n° 4, ces deux « tables de salle-à-manger », ont disparu laissant un plafond béant révélant leur cinématique de commande intacte portant encore des moignons de bielles d’attache des rampes. En fait, seule la rampe avant a réellement disparue, visiblement éjectée vers l’avant ce qui est ahurissant à la vitesse où nous volions, et a glissé sous la nacelle qu’elle a endommagée ainsi que le capot de protection d’une des servocommandes des élevons de droite sans, par miracle, l’avoir touchée. La rampe arrière ou plutôt ce qu’il en reste semble coincée dans le canal devant le moteur dont on aperçoit au fond les premières aubes du compresseur, ou plutôt aussi ce qu’il en reste, ce qui est peu. Le volume de métal que le moteur a avalé sans éclater est impressionnant. Aucune partie vitale de l’avion n’a été touchée, aucun circuit hydraulique, aucun réservoir de carburant. Je me souviens à ce moment des récits d’accident du bombardier américain supersonique B58 Hustler, pour lequel une panne de moteur à Mach 2 entraînait de façon quasi certaine la perte de l’avion. Notre Concorde civil n’avait fait que s’ébrouer ! La confiance que j’avais déjà pour la machine se trouvait pleinement confortée par l’incident, que je n’étais pas du tout fâché d’avoir vécu, surtout en constatant l’envie dépitée de nos amis Turcat et Franchi.
Mais il fallait savoir ce qui s’était passé et pourquoi, et aussi pourquoi les attaches des rampes avaient cassé. On le sut rapidement. En arrêtant la réchauffe du moteur 3 j’avais bien involontairement initié le phénomène. L’arrêt normal mais brutal de carburant de la réchauffe avait bien évidemment supprimé la combustion donc la contre-pression derrière la turbine BP (Basse Pression). Mais cet arrêt ne s’était pas accompagné, apparemment suite à la modification du moteur apportée avant le vol, du mouvement normal concomitant prévu de la diminution de section de la tuyère primaire devant compenser la chute de pression. Et la turbine BP s’était emballée, entraînant le compresseur BP qui, n’aimant pas ce traitement, avait protesté en pompant. Malgré l’ouverture automatique de la porte de décharge ce pompage avait lui -même entraîné un déplacement brutal des ondes de choc de l’entrée d’air et son pompage personnel. L’entrée adjacente 4 avait automatiquement pompé ce qui bien évidemment avait entrainé le pompage de son moteur. Ces pompages provoquèrent une très importante surpression au-dessus des rampes et les attaches de celles de l’entrée 4 n’y ont pas résisté. La méconnaissance des efforts en jeu, car c’était le premier pompage d’entrée d’air que nous avions, avait, lors de la conception, entraîné des approximations dans le calcul des supports des rampes et leur sous-dimensionnement. Et ils avaient cassé.
Autre erreur : au lieu de placer les détecteurs de position sur les rampes elles-mêmes, pour des raisons de facilité de construction ils avaient été placés sur les arbres de moteurs hydrauliques de commande. C’était la raison pour laquelle Michel Rétif constatait leur position correcte, car les moteurs hydrauliques non touchés par les dégâts continuaient de fonctionner correctement ignorant que leurs rampes n’existaient plus et nous donnaient ainsi une fausse impression de normalité.
Les nombreuses mesures enregistrées au cours de l’incident permirent de revoir entièrement la construction des entrées d’air et trois mois plus tard nous reprîmes les essais.
Par la suite nous avons volontairement provoqué des dizaines et des dizaines de pompages d’entrée d’air pour la mise au point de leur régulation, cette fois-ci avec des calculateurs digitaux. Bien que désormais sans danger mais toujours impressionnants, leur intensité n’avait rien à voir avec celle d’un pompage sans rampes. Pourtant un certain Président de la République française en a probablement conservé un souvenir ému, beaucoup plus tard, un jour au retour d’Arabie Saoudite. Cette fois-là j’étais à gauche et Gilbert à droite, mais Michel toujours au troisième siège ! Mais c’est une autre histoire…
De mon côté l’impression indélébile d’impuissance et d’échec pendant l’incident m’avait fait m’interroger sur ce qu’aurait pu être la réaction d’un simple pilote de ligne. Et cet avion était destiné à être mis entre les mains de pilotes de ligne normaux, et non à rester la chasse gardée de pilotes d’essais. A l’époque j’étais tenté de répondre favorablement à la demande de prendre la tête d’un centre d’instruction pour le futur personnel client du futur Airbus. Cet événement a considérablement conforté ma décision de m’y consacrer, avec la ferme volonté que j’exprimais alors d’y adjoindre l’instruction Concorde, ce qui fut accordé et que je fis. Et dans la formation Concorde fut incluse la réaction aux pompages d’entrées d’air et de moteurs.
JP