Par Pierre Grange
Récit d’un beau vol de nuit, au départ de Kennedy, effectué sur Concorde en avril 1986 et qui avait permis à une centaine de passionnés de voir Halley, la plus célèbre des comètes.
Dimanche 13 avril 1986, 20h25 heure de New-York, la nuit est faite. A 250km au nord des Bermudes, un Concorde file vers l’est à Mach 2.0 ; son altitude : 59 000 pieds stable. A bord, l’ambiance est insolite : du galley arrière jusqu’au poste de pilotage, les éclairages ont été réduits. Alors que les passagers de droite collent leur visage aux hublots, ceux de gauche se dirigent à tâtons vers le cockpit. Serrés entre le siège copilote et le panneau mécanicien ils peuvent jeter, au travers de la vitre latérale, un rapide regard vers le ciel austral. Ce qu’ils cherchent à apercevoir là-bas, entre les constellations de la Croix du Sud et du Corbeau, c’est la vedette de ce début d’année 86, celle dont on annonce l’arrivée depuis si longtemps, celle que l’on ne voit qu’une fois dans sa vie : la Comète de Halley !
L’histoire commence l’année d’avant. Concorde voit son destin lié à « La » comète, le 1er juillet 85. Ce jour-là, à Kourou, Ariane lance Giotto, satellite d’observation et d’étude de Halley. Concorde effectue à cette occasion un vol spécial sur Cayenne pour permettre aux clients d’Arianespace d’assister au lancement de leur satellite. Giotto va parfaitement remplir sa mission et rencontrer Halley 8 mois plus tard le 13 mars 86. En passant, comme prévu, à moins de 500 kilomètres du noyau, il transmettra des informations inestimables puisque jamais on ne s’était approché si près « d’Elle ».
Les revues scientifiques en parlent abondamment. Dès 1985, on présente dans la presse et à la télévision de superbes photos qui laissent penser que l’on va assister au spectacle lumineux d’une chevelure embrasant la nuit d’un bord de l’horizon à l’autre. En réalité, et les amateurs le savent, ce ne sera pas le cas pour plusieurs raisons :
– « Si vous ne pouvez pas voir la voie lactée, vous ne verrez pas la comète » (d’après International Halley Watch), ).
– Ceux qui ont parfois la tête dans les étoiles savent que le phénomène ne sera pas très lumineux et que la comète ne sera visible que dans l’hémisphère sud.
IHW, une structure organisée pour stimuler, collecter et archiver les observations de la comète de Halley
L’idée vient tout naturellement, à cette époque où les vols spéciaux Concorde fleurissent, d’utiliser le supersonique pour un spécial-Halley. Concorde, par sa vitesse et son altitude, permet d’accéder au ciel austral en un vol relativement court au départ de New-York d’autant plus que la comète étant dans le sud-est de Kennedy on peut accélérer en supersonique sans perte de temps. D’un point de vue commercial c’est une réussite et deux vols sont bientôt programmés. En revanche, les contraintes sont nombreuses sur le plan technique :
– Tout Concorde doit atterrir avant 22h00 locales pour des raisons évidentes de bruit. Le PONYA (Port of New-York Authority) est très vigilant là-dessus. La plage d’observation qui en résulte (de 20h à 21h environ) n’est pas la meilleure puisque la Comète culmine ce jour-là à 00h10 en heure de New York.
– Concorde n’est pas un observatoire idéal : ses hublots sont de très petites dimensions. Au cockpit c’est mieux mais les vitres latérales sont doublées par une protection thermique en plexiglas qui ternit la visibilité, particulièrement de nuit. Quant à la vision frontale, il ne faut pas y penser : outre que le nez, en position croisière, cache l’horizon, les images sont déformées par les glaces de visière et n’ont pas la qualité « astro ». On prévoit donc, pour ces vols, d’enlever la protection thermique pour permettre aux passagers intéressés de venir jeter un coup d’œil à travers les vitres latérales. Il leur faudra seulement veiller à ne pas se brûler le nez ou le front sur la glace qui, sur sa face externe approche les 100°C.
– La position de Halley est vraiment très sud et pour que les passagers puissent la voir, il faut la placer par le travers, donc ne plus s’en rapprocher. La trajectoire retenue est un compromis entre le souhait d’aller le plus sud possible et la nécessité de placer la comète par le travers pour pouvoir l’observer par les hublots et par les vitres latérales du poste. A l’heure prévue pour l’observation, sa hauteur variera entre 5 et 9 degrés au-dessus de l’horizon apparent. Tout le problème est là, cette faible hauteur permettra-t-elle une bonne observation ? Nous ne le saurons qu’au cours du vol.
Ce dimanche 13 avril l’équipage de la 001 part gaiement pour l’aventure. Au programme de cette journée spéciale à tous points de vue : un Paris New-York (départ à 11 heures locales de Paris) puis une boucle spéciale en fin de journée au départ de Kennedy. Le commandant est Raymond Machavoine, c’est lui qui a effectué le spécial « Giotto » en juillet dernier il est donc déjà « branché » avec Halley. Le mécanicien navigant est Michel Diou, un passionné d’astronomie, très heureux à l’idée de ce rendez-vous nocturne. L’équipage commercial est composé de Danièle Roclore en chef de cabine, Pierrette Cathala, Sonia Darnaudery, Denis Berthe, Bernard Bourbon et Brian Ferguson. L’aller sur New-York se passe comme à l’habitude c’est à dire à l’heure et dans la bonne humeur. Partis à 11 heures de Paris, nous sommes à 8h45 dans les cales à JFK. Après nous être assurés que nous gardons « notre » avion (le BVFF) pour le vol du soir et avoir demandé au mécanicien d’escale de retirer les protections thermiques des glaces latérales, nous rejoignons l’hôtel.
Le ramassage a lieu à 16h. Dans la navette quelques plaisanteries sont échangées ayant trait au triangle des Bermudes. Seule particularité au niveau de la préparation du vol : on nous signale un important front orageux du côté des Caraïbes. 60 tonnes seront embarquées ce qui nous fera une masse au décollage de 148 tonnes ; 40 tonnes en dessous du poids maxi, ça va pousser !!
Les passagers sont enthousiastes à deux titres : beaucoup sont des amateurs d’astronomie et vivre en direct l’événement scientifique de l’année leur importe beaucoup mais Concorde leur rend ce vol inoubliable. Pour nous l’heure de vérité approche. Ayant contribué à l’élaboration de ce vol, je me sens un peu anxieux ; ceux qui ont déjà vu la Comète sont déçus par la minceur de sa chevelure sans comparaison avec les photos de magazine. De plus, 5 degrés au-dessus de l’horizon apparent c’est bien peu. Si on ne voit rien, que va-t-il se passer ? Du goudron et des plumes pour l’équipage peut être ? Nous savons que British Airways Concorde propose les mêmes vols au départ de Miami ce qui leur permet de partir plus tard, plus sud, enfin mieux que nous à tous points de vue !
Il est 19h23 et la nuit est déjà noire lorsque nous débutons le roulage vers la piste 13 droite. C’est l’heure de pointe. Nous nous glissons « via the inner » dans le gigantesque embouteillage qui emmène, comme tous les soirs à Kennedy, les avions en lente procession vers leur point de décollage. « Paré décollage ? Attention ! Top ! ». Les manettes claquent à 19h55. La procédure antibruit impose, dès le décollage, un virage à droite ; l’embrasement des postcombustions : « super ! » nous diront les mécaniciens de l’escale. Raymond est aux commandes et mon souci est d’obtenir, de la part du contrôle aérien, des autorisations de montée sans restriction ; cela ne pose pas de problème, le trafic au départ de Kennedy étant principalement orienté vers Nantucket et l’Europe. Raymond suit le profil de vitesse qui permet une montée optimale pendant que Michel surveille les entrées d’air. Il est vrai que si nous ne pouvons pas passer en supersonique la mission est fichue car nous ne pourrons monter à l’altitude suffisante pour l’observation. Le « Fox 2 fois » se comporte à merveille et accélère bien ; Mach 1 est passé 8 minutes après le décollage. A 43000 pieds et Mach 1.7, 20 minutes après le décollage, les postcombustions sont coupées, nous avons consommé 14 tonnes. Nous débutons la croisière supersonique tout en continuant à monter en fonction de notre délestage.
Au poste, nous pouvons porter notre attention sur le ciel et sur les constellations australes qui montent de l’horizon sous le nez de l’avion. Nous essayons de les identifier malgré les déformations des glaces de visière. Dans la cabine, tout l’équipage commercial s’active. Il dispose de moins de 30 minutes avant l’extinction des feux. En effet pas de Concorde sans Champagne et CC (Collation Caviar). Dans ce laps de temps l’image Air France Concorde est présentée : qualité de service, prestige, charme. Cinq minutes avant l’entrée dans la zone d’observation, Danièle Roclore nous annonce que la cabine est prête, les éclairages sont réglés au minimum, les accès au poste dégagés, Michel Diou range tout ce qui traîne, j’avance mon siège, nous éteignons toute lumière non nécessaire à la conduite du vol. Dans ces conditions, la vue à travers la glace latérale dépourvue de ses protections thermiques est superbe, nous volons maintenant à 55000 pieds … le moment de vérité est arrivé, nous n’attendons plus qu’Elle.
En passant le point Alpha (34°N/68°W) Raymond entame le virage d’alignement. A Mach 2, même au maximum autorisé de 30° d’inclinaison, obtenu à la molette de virage du pilote automatique, le rayon de virage est de 60 km et un virage de 90° prend … plus de 9 minutes, durant lesquelles l’avion aura parcouru plus de 300 km. Ailes à plat nous scrutons le ciel.
Elle est bien là, à trois longueurs de la constellation du Corbeau, près d’Alpha du Centaure, à deux pas de la Croix du Sud, légèrement au-dessus de l’horizon. Ce n’est pas la luminescente chevelure des encyclopédies mais c’est bien la comète de Halley qui s’enfuit là-bas. Les orages signalés au sud de notre position gênent l’observation. Ils sont fréquemment parcourus par les éclairs et, de surcroît, éclairés par le premier quartier de Lune que l’on avait plutôt négligé lors de l’étude.
Déjà les premiers passagers se présentent à l’avant. Au rythme de 3 à la minute ils viennent jeter un coup d’œil sur un ciel inconnu à partir de cet observatoire un peu particulier, placé à 18000 mètres d’altitude, au nord des Bermudes. Certains ne connaissent pas « leurs » étoiles, et malgré mes explications rapides, ils ne verront pas Halley mais la grande majorité d’entre eux savent où regarder et repartent satisfaits.
Après 20 minutes au cap, Raymond part en virage à gauche vers la route inverse. Les passagers assis à droite vont maintenant venir à leur tour au poste. Nous nous sommes stabilisés à 59000 pieds, la comète a pris un peu de hauteur et se situe à présent à 8° au-dessus de l’horizon apparent. Les conditions d’observation se sont donc améliorées et nos visiteurs ont déjà scruté le ciel depuis leur siège à travers les hublots. Cette fois, c’est Raymond qui joue le rôle de guide pendant que je surveille la trajectoire.
A 21h20 nous quittons définitivement Halley en virage à droite vers JFK. Nous sommes légèrement en retard sur le planning. L’atterrissage s’effectue en piste 31 droite, face à Manhattan, ce qui nous permet de gagner quelques minutes, pas suffisamment cependant pour éviter de nous poser en retard, à 22h05, après 2h10 de vol dont 1h31 en supersonique ; toucher des roues en « kiss landing » salué par des applaudissements en cabine.
Heure bloc retour : 22h16. Les passagers sont enchantés de leur aventure et quittent lentement l’avion après une dernière photo. Le calme revenu, tout le monde se retrouve à bord malgré l’heure tardive : mécaniciens-sol, agents d’opération. En compagnie de tout l’équipage c’est le classique « contrôle de caisse Concorde » où chacun parle du vol un verre à la main. « T’aurais vu les réchauffes quand vous avez décollé… une dame voulait absolument embrasser le captain… oui ! On l’a bien vue… serrez-vous, je prends une photo… vous rentrez en 002 demain ?… etc. »
La nuit sera courte et le lendemain, dans le hall du Sheraton, nous croisons, comme à l’habitude, l’équipage de la 001 qui arrive de Paris et s’apprête à effectuer dans la soirée le même vol-comète. Au milieu du papotage habituel, nous donnons nos impressions à l’équipage technique (Edouard Chemel, Jérôme Jaillet, Henri Ranty). Le PONYA leur fera savoir qu’un nouveau dépassement d’heure limite d’atterrissage ne sera pas toléré. Partant un peu plus tôt, ils feront un sans-faute en se posant à 21h40 après avoir suivi le même profil de vol.
Halley dans sa course s’est enfuie. En délaissant le soleil un froid intense l’a saisie à nouveau. Elle est redevenue cette petite boule de neige sale, vieille de 4,5 milliards d’années, qui reviendra nous voir vers 2061. Comme à chacun de ses retours elle sera impatiemment attendue par scientifiques et poètes de tous poils. Pas de doute qu’Air France proposera alors, pour les gens pressés, un vol spécial-comète à bord d’un de ses orbiteurs hypersoniques qui en 2 révolutions terrestres permettront aux amateurs de photographier la Belle sous tous ses angles. Il est certain aussi, qu’au bord de la Mer de la Sérénité, durant la longue nuit lunaire, le Centre de Vacances du Comité d’Etablissement Air France Lune-Sud restera inhabituellement ouvert aux fous d’étoiles venus contempler Sa longue chevelure …
PG
Nota : ce récit est un résumé de l’article “Halley Concorde” paru en octobre 2016 dans le N°52 de la Revue Mach2.02 et qui en dit plus sur la Comète de Halley.
Trajectoire du vol de la Comète du 13 avril 1986