Si quelqu’un vous dit qu’il a volé à bord de Concorde et qu’il a eu froid … c’est qu’il n’a jamais volé sur Concorde ! Tout appareil supersonique entretient une relation critique avec la chaleur, cela est encore plus vrai avec Concorde qui reste de longues heures dans la fournaise du vol à haut Mach.
Quelques considérations préalables.
L’air s’échauffe au passage d’un avion par frottement et compression. Au fil du vol, l’avion, en contact avec l’air chaud, monte en température.
– Il faut comprendre que dès qu’un mobile, quel qu’il soit, se déplace dans l’atmosphère, il va entrainer par frottement sur ses parois et compression sur sa face avant, une augmentation de la température de l’air qui l’entoure. En conséquence sa structure va se réchauffer. Malgré un air très froid atteignant en moyenne -56°C dans la stratosphère, un avion subsonique volant à Mach 0.8 aura une température totale mesurée de l’air à -28°C, un Concorde 120°C et un SR71 à Mach 3 plus de 330°C.
– Cela est vrai pour tous les avions, et inévitable mais cela ne constitue un problème que pour les avions supersoniques qui restent longtemps à des nombres de Mach élevés.
Si Concorde vole en subsonique, même longtemps, il ne chauffe pas.
– Lorsque Concorde vole longuement en subsonique, comme lors d’une traversée d’est en ouest des Etats-Unis, il n’a aucun souci de température. En volant à Mach 0.95 dans une atmosphère à -56°C, la température totale qu’il va vivre sera -16°C. Il sera susceptible de givrer et peut être que ce jour-là quelques passagers auront un peu froid …
– Au sol, côté température, Concorde se comporte comme un subsonique : il doit, si besoin, se faire dégivrer avant le décollage, et il doit demander une « chauffante » pour climatiser la cabine en hiver.
Le mur de la chaleur ?
Contrairement à ce qu’il s’est parfois dit, il n’y a pas de mur de la chaleur. A l’inverse de la vitesse du son qui présente une barrière qu’il faut dépasser, la chaleur est un continuum où la température d’impact est fonction du carré du nombre de Mach. La courbe est donc une parabole dont la pente augmente inexorablement. Autrement dit, plus on accélère, plus le taux d’augmentation de la température est fort.
Définition de la troposphère et de la stratosphère, les espaces aériens dans lesquels volent les avions à réaction, subsoniques comme supersoniques. Qu’appelle-t-on atmosphère standard (ISA)
– La troposphère est la partie basse de l’atmosphère terrestre. Elle s’étend de la surface du globe à une altitude variant entre 8 et 15 kilomètres. Elle est plus épaisse à l’équateur qu’aux pôles.
– La stratosphère se situe au-dessus de la troposphère. La frontière entre la troposphère et la stratosphère, s’appelle la tropopause.
– L’atmosphère standard dite « ISA » (International Standard Atmosphere) est un modèle atmosphérique en pression et température. En atmosphère standard, la pression au niveau de la mer est de 1013hpa et la température de 15°C. En montant, la température décroit de 2° par mille pieds jusqu’à la tropopause située à 11 mille mètres (36 mille pieds) où la température est de -56°C. Ensuite, dans la stratosphère, la température reste stable à -56°C jusqu’à 20 mille mètres. Concorde ne dépassant pas cette altitude, on ne s’intéressera pas à la partie supérieure de la stratosphère.
– Toutes les performances des avions sont calculées dans les conditions d’une atmosphère standard. Grâce à l’atmosphère standard (ISA) on peut ensuite travailler par comparaison. Si à une altitude donnée, la température est différente de la température standard, 5° plus chaud par exemple, on parlera en différence : exemple « standard plus 5 », ou « ISA + 5 ». Exemple de dialogue au cockpit : « il n’accélère pas bien aujourd’hui » « oui mais t’as vu, on est en ISA +7 ».
Température totale, température d’arrêt, c’est la même chose.
– La loi de température : Tt = Ta (1+ 0.2M2) exprime la valeur de la température lorsque l’air est totalement arrêté et comprimé sur les parties frontales du mobile en déplacement. C’est ce qui se passe sur la sonde anémométrique de la pointe avant de Concorde. Les températures T sont exprimées en degré Kelvin (T°Kelvin = t°Celsius + 273). Tt est la température totale (ou d’arrêt) et Ta la température ambiante.
– Si l’on vole à Mach 2.0 en atmosphère standard plus 5° (ISA+5), c’est à dire lorsqu’il ne fait « que » -51°C, on atteindra cette fameuse TMO (Température Maxi en Opérations) de 127°C. Et s’il fait plus chaud encore on devra piloter la température et réduire la vitesse ! Si la température extérieure est à -45°C (ISA + 11), il faut réduire le Mach à 1.94.
Pour résumer cette première partie : tout mobile qui se déplace dans l’atmosphère échauffe l’air qu’il traverse par frottement ou compression. Si le vol dure un peu, cet air chaud finit par réchauffer la structure du mobile. Cela ne pose aucun problème pour les avions subsoniques. De difficiles questions se sont posées pour Concorde au moment de sa conception. La gestion de la température est permanente en exploitation.
Concorde et la température
La vie à bord de Concorde.
Revenons aux vols à bord de Concorde. La température cabine n’est jamais fraîche. Elle va même en augmentant au cours de la traversée. En effet, le système de conditionnement d’air est pénalisé par le réchauffement généralisé de l’avion. Dans l’étroite cabine passagers, hôtesses et stewards maniant chariots repas et autres serveuses sont en perpétuel déplacement et souffrent de la chaleur, particulièrement aux abords des galleys et de ses fours.
Une atmosphère « chaude » en début de vol (ISA + 10°C), peut compromettre la réussite de la traversée.
A l’avant, au cockpit, confortablement installés, c’est plutôt, en début de vol, la température ambiante extérieure qui nous soucie. A la fin de l’accélération transsonique, nous coupons les postcombustions à Mach 1.7. A cet instant, l’avion semble hésiter à poursuivre son ascension. Nous ne sommes « qu’à » 43 mille pieds, il reste 7 mille pieds et 30 points de Mach à conquérir pour atteindre Mach 2. Si à cet instant il fait chaud, l’avion est à la peine. A 5° de plus que l’atmosphère standard (ISA+5), la montée est pénible mais à ISA+10°, bien que plein gaz, on reste bloqué en vitesse et altitude. On consomme trop par rapport à la distance parcourue. Si cela dure un peu, la réussite de la traversée peut être compromise et, dans tous les cas, on sait que les réserves à l’arrivée diminuent.
Les vols subsoniques se préoccupent principalement du vent. De forts vents (les jet-stream) sont positionnés aux abords de la tropopause qui est proche des altitudes de vol subsoniques. Concorde ne fait que traverser ces niveaux de vol et généralement, en stratosphère, les vents s’apaisent. C’est donc la température de la masse d’air qui est le paramètre le plus surveillé par l’équipage du supersonique. C’est pour cette raison que deux larges indicateurs de température (statique, totale et écart avec ISA) sont présents sur le pylône près de chaque pilote. L’indication la plus utile étant l’écart avec ISA. C’est ce petit chiffre en face de ISA qui, lorsqu’il repasse à O ou en négatif va ramener la sérénité dans le cockpit.
En atmosphère standard (-56°C), le Mach Maxi en Opérations (MMO), de Mach 2.04 est atteint simultanément avec la Température Maxi en Opérations (TMO) une température totale de 127°C. De là à dire que le MMO a été fixé par la température, il n’y a qu’un pas.
Si la croisière supersonique se prolonge trop, la température du carburant avant injecteurs peut imposer la réduction de vitesse.
En cas de très longue croisière supersonique, même en atmosphère dite froide, l’échauffement du carburant peut imposer la décélération. Quittant les réservoirs à une température de l’ordre de 70°C, cheminant dans des tuyauteries brûlantes avant d’entrer dans des fuseaux moteur où règne une température infernale, le kérosène se réchauffe fortement. Sa température, qui dépasse les 100°C, est mesurée avant les injecteurs. A 150°C une alarme ambre alerte l’équipage qui devra réduire la vitesse. C’est ce phénomène qui a amené à interdire les très longs vols supersoniques du genre Caracas – Paris direct.
Représentation des températures régnant à la surface de la structure lorsque la contrainte de température est maximale (127°C à la pointe avant)
Le choix de Mach 2. Un Mach de croisière imposé par les contraintes de température.
C’est au moment de la conception que la question de température fut cruciale. Annoncé en 1962 pour voler à Mach 2.20, Concorde allait être limité à Mach 2.0 pour permettre l’utilisation d’un alliage d’aluminium, on le sait. Le choix d’un nombre de Mach supérieur aurait obligé à utiliser l’acier ou le titane, plus lourd, plus coûteux et plus difficile à travailler. Ce que l’on sait moins, c’est que cette réduction du Mach de croisière vint principalement des motoristes, en la personne de Stanley George Hooker, le père de l’Olympus, ingénieur en chef chez Bristol Siddeley, qui savait la difficulté voire l’impossibilité pour un turboréacteur de fonctionner des heures durant avec une température d’entrée d’air à 160°C, ce qu’imposait le vol à Mach 2.20. Voler plus de 3 heures à Mach 2.00, avec des températures d’entrée moteur proches de 120°C constituait déjà un sérieux défi à relever. (*) Extrait d’un mémoire rédigé par Young, Haworth, Pearson, Wilde & Williams. « Stanley George Hooker major contribution during this period [after 1962, Concorde definition] was his success in getting the aircraft companies to reduce the cruising speed from Mach 2.2 to Mach 2.0. This resulted in reducing the total air temperature at engine inlet, during cruise, from 160 to 124°C. The importance of this for the subsequent technical success of Concorde can hardly be over-estimated, as it allowed the oil, fuel and other engine non-metallics to operate with reasonable margins. »
Rafraichir la cabine et les armoires électroniques avec de l’air capté à 120°C est un problème majeur.
Les 4 climatiseurs (un groupe par moteur), n’y parviennent pas à eux seuls. C’est dans le carburant que le système de conditionnement d’air va trouver les frigories manquantes. De ce fait, en fin de croisière, le carburant, utilisé aussi pour refroidir le fluide hydraulique ainsi que l’huile des moteurs, avoisine +70°C. Les réservoirs sont pressurisés pour qu’à 59 mille pieds, le carburant n’entre pas en ébullition. Sans cela, on estime que Concorde perdrait environ 400 kilos de carburant par vaporisation sur une traversée atlantique. Alors qu’arrivé au parking, l’intrados des ailes d’un avion subsonique ou de Concorde s’il a fait un long vol en subsonique, se couvre de gel car son carburant est à des températures fortement négatives, à l’arrivée, l’intrados de Concorde, après un long vol supersonique, est très chaud. Cet échauffement n’a pas que de mauvaises conséquences, car ce chauffage généralisé de la structure élimine l’humidité qui ne fait pas bon ménage avec les installations électriques. C’est pour cette raison qu’il était bien connu que : « plus un Concorde vole, mieux il va ! ». Voir la dernière page.
Une structure qui doit pouvoir se déformer librement sous l’effet de la chaleur.
Concorde pèse environ 80 tonnes à vide. Comme cet enchevêtrement de tôle et de canalisations va s’échauffer au cours du vol supersonique, il faut que tous les systèmes puissent se dilater librement. Bien que personne ne l’ait mesuré, on dit que la cellule s’allonge de 25cm. Plus surprenant, le circuit hydraulique qui supporte une pression de 4000psi (une pression incroyable de 276 kg par cm carré) dispose de joints de dilatation qui permettent aux durites de s’allonger sans se rompre sous l’effet des déformations de la structure.
Avec l’échauffement, la silhouette même de l’appareil se déforme. Concorde est une aile volante remplie de carburant. L’aile n’est pas homogène face à l’échauffement. Certains bords d’attaques sont « humides » alors que d’autres sont « secs », les extrados sont « secs » et certaines parties de l’intrados sont « humides ». En conséquence, les déformations sont dissymétriques. En passant Mach 1.4 en accélération, il faut mettre un peu d’aileron pour contrer ce déséquilibre aérodynamique avant que l’OMN ne fasse un léger transfert latéral de carburant qui permette de garder les élevons parfaitement alignés. Le plus extraordinaire est de savoir que l’avion a été calculé pour que son aérodynamique soit optimale après cette déformation thermique. Autrement dit, au sol un Concorde est légèrement déformé, sa ligne est parfaite une fois chaud !
Ces diagrammes de températures relevés à l’extrados et à l’intrados de l’aile peuvent permettre de comprendre les contraintes liées à la dilatation du métal différente sur chaque face de l’aile et qui peuvent entraîner sa déformation.
On peut remarquer l’influence de la température sur des points plus secondaires :
– Les visières latérales du poste de pilotage sont doublées d’une plaque en plexiglas, pour éviter que les pilotes n’aient une plaque chauffante à hauteur du visage. Il est arrivé, en exploitation, de les retirer pour permettre une meilleure visibilité (voir Halley Concorde !)
– Les hublots en cabine n’étaient pas chauds mais il arrivait, alors que quelques gouttes d’eau s’étaient introduites entre 2 composants de voir l’eau bouillir.
– On ne peut peindre n’importe comment le « bel oiseau blanc » car il doit être blanc ! Le rayonnement solaire si actif à 60 mille pieds participe aussi à la montée en température de la cellule. Lorsque à l’occasion du vol Pepsi, le fuselage du Sierra Delta a été peint en bleu, son MMO a été réduit à Mach 1.7 pour des raisons thermiques, et à condition de ne pas y rester trop longtemps.
– Tous les avions de ligne disposent de « réchauffage glaces » pour garantir la résistance du pare-brise ainsi que de « réchauffage pitot-statique » pour éviter leur colmatage par un éventuel givrage. A Mach 1.40, ces réchauffages sont coupés, la température totale étant alors de +30°C.
En vérité, parmi les nombreux challenges affrontés par Concorde, celui de la température n’a pas été le moindre. Mais, que ce soit en conception ou en exploitation, il a su relever le défi.
PG
Quizz : comment ont-ils fait pour atteindre Mach 2.23 avec Concorde sans dépasser la limite des 127°C ?
Lors des essais d’entrée d’air, effectués au départ de Casablanca, Concorde a atteint la limite de fonctionnement aérodynamique des entrées d’air à Mach 2.23. Le pompage simultané des 4 installations motrices à Mach 2.23 soit 2500kmh de vitesse sol (1380kt) a été un grand souvenir aux dires de Gilbert Defer (voir article Icare). Mais pour pouvoir atteindre un tel nombre de Mach, il fallait impérativement une température extérieure inférieure à -73°C pour qu’à Mach 2.23, la température totale subie par l’avion ne dépasse pas 127°C. C’est pour cette raison que les essais s’effectuaient à Casablanca. Cela permettait de rejoindre rapidement les zones tropicales où, étonnamment, alors qu’il fait très chaud au sol, la stratosphère est plus froide que sous nos latitudes.
Et pour finir :
“Un vol sans histoire ou Concorde vu du siège Copilote”.
Ce jour-là, la fenêtre copilote avait été mal fermée. De l’eau était entrée au cockpit dans la nuit. Cela avait pour conséquence des problèmes de connexion des “autostab”. Certaines “dents de la vieille” se montraient. La chaleur de la cabine de Concorde a eu raison des états d’âme de la connectique. Il fallut quand même attendre le travers de Terre-Neuve pour que le pilote automatique daigne s’engager … la routine quoi !