Concorde, une œuvre d’art !

Par Jean Pinet

20 ans après sa fin de service d’un quart de siècle et d’un demi-million de passagers, l’avion suscite toujours l’intérêt admiratif d’un public n’en ayant jamais profité. Pourquoi une telle persistance d’intérêt ? Dans notre siècle polarisé sur le principe de précaution, sur la protection de l’environnement, la décarbonation, la rentabilité, comment l’expliquer ? Surtout lorsque les interrogations viennent souvent de jeunes déjà saturés de technologies ultra motivantes.

Pourtant les tendances à l’oubli sont multiples et persistantes. Pourrions-nous nous affranchir des critiques lancées à son égard, orientant vers cet oubli l’objet cause de propos grisâtres ? L’avion était bruyant ; il consommait énormément de carburant ; seuls les riches en profitaient ; son exploitation n’était pas rentable ; il a eu un accident. Cependant regardons chacune d’elles. Y aurait-il des circonstances atténuantes ?

Le son majestueusement grave annonçant son élan, ou son retour, mettait de nombreux spectateurs aux fenêtres ou les précipitait dehors pour admirer sa parfaite silhouette. Il est vrai que nos oreilles fatiguées ne tolèreraient plus aujourd’hui le déchainement de ses décibels. En revanche le bang sonique était sagement réservé aux mouettes et aux bateaux. La grande vitesse et les ondes de choc qu’elle provoque se paient par une augmentation sensible de l’énergie nécessaire au vol supersonique, donc de kérosène brûlé, les lois de la physique ne pouvant être transgressées. D’où pollution atmosphérique, ozone, oxyde de carbone, composés nitrogénés. Mais il n’était pas le seul polluant au milieu des milliers de subsoniques volant dans le monde et aujourd’hui des dizaines de fusées décollant annuellement dans des panaches de fumées toxiques. La conséquence inévitable étant l’augmentation du coût du voyage, seuls les passagers bénéficiant d’un support financier suffisant pouvaient monter à bord. Mais ce n’étaient pas uniquement des « riches », loin de là car, entre autres, l’avion concurrençait parfois l’aviation d’affaire et les classes première et affaires des subsoniques. Il véhiculait toutes sortes de professionnels pour lesquels le temps nécessaire à leurs actions était compté.

La rapide évolution technologique vers le numérique l’a handicapé. Ses systèmes étaient de conception analogique, délicats et physiquement compliqués, et seulement 14 avions étaient en opération. Il était donc impossible de lui appliquer les règles classiques d’amortissement financier utilisées dans les modifications incessantes des avions subsoniques construits par centaines. Les rechanges devenaient chères, leur niveau technique ne pouvant pas suivre les progrès permanents de la technologie.

L’accident ! Cette fatalité fait oublier un évènement majeur dans l’aéronautique mondiale, dans la certification des aéronefs. Les règles de certification d’alors ne pouvaient pas s’appliquer au large domaine de vol et à la configuration particulière de Concorde. Pour lui et grâce à lui, de nouvelles règles fiables basées sur la probabilité d’occurrence d’évènements ont été élaborées et sont désormais appliquées partout dans le monde. Elles permettent d’affirmer que l’enchainement catastrophique d’évènements de juillet 2000 était hautement improbable, imprévisible par la communauté aéronautique, alors que l’avion avait été correctement certifié.

Cette accumulation de considérations négatives et positives mélangées inclinerait donc, 20 ans après l’arrêt de vol de Concorde [article écrit en 2023 ndlr], vers une perte rapide de son souvenir par indifférence. Il y a déjà tant d’avions remarquables oubliés ! Dans les faits, l’oubli se glisse réellement dans les mémoires. Malgré une reconnaissance factuelle, les avantages apportés par certaines innovations de Concorde se sont dissous dans la fabuleuse réussite d’Airbus. Ainsi chez les jeunes générations, l’A320 devient petit à petit le premier avion de transport à commandes électriques ; Concorde a-t-il jamais appartenu au transport aéronautique ? Rien à dire de ce processus psychologique classique et normal au bénéfice d’un avion mondialement apprécié. Enfin toujours sur le thème de l’oubli, l’enthousiasme des tenants de l’épopée du « Mach 2,02 » se réduit à celui des survivants se faisant rares. Noter au passage que cette disparition de témoins directs est aussi celle des savoir- faire et des compétences associées.

Alors comment se perpétue cet intérêt ? On parle souvent du mythe de Concorde. Un mythe se rapporte à l’immatériel or Concorde a bien existé, dans des musées ses restes matériels l’attestent. Son souvenir possède donc un soutien matériel mais la virtualité imposée par notre société numérisée favorise la tendance à l’enrober d’un mythe. Le rêve n’est pas loin. Reste un réseau d’explications que certains excluront, principalement par rejet a priori d’un objet non conforme aux idées et normes actuelles. L’aventure et la beauté continuant de hanter l’âme de beaucoup d’humains, Concorde en donnerait une image réelle, concrète, vécue, authentifiée par des millions d’humains pendant 40 ans. Et pas seulement par quelques centaines de privilégiés. Et peut-être s’y mêle-t-il un sentiment que l’actualité appauvrit bien que très humain, la fierté.

L’Aventure ! Depuis toujours, aujourd’hui et encore peut-être pour longtemps, les heureux humains supersoniques sont vêtus de combinaisons anti-g, avec casque et masque à oxygène. Ils volent à Mach 2 assis sur un siège éjectable, pour quelques minutes ou dizaines de minutes. En 1962 deux nations, la France et la Grande-Bretagne, ont pris alors le risque inouï de lancer ensemble un avion où les passagers seraient confortablement assis en habits de tous les jours, pendant un vol de plus de 2 heures à la vitesse de 2200 km/h, celle d’un obus ! Quels gouvernements prendraient aujourd’hui un tel risque ? A l’époque l’aventure aéronautique se trouvait dans le trio de la troisième dimension, la vitesse et la distance. Cela n’a pas changé, malgré une volonté majoritaire et tenace de réduire ces trois facteurs au nom de la Planète. La survie de cette dernière est assurément un objectif digne d’efforts, mais une nécessité ne motive pas forcément la passion. Le défi a immédiatement enthousiasmé des centaines puis des milliers de personnes. La tâche fut ardue car presque tout était à innover, à inventer. Mais la passion et la résilience des acteurs eurent raison des obstacles. Et l’avion a volé, et bien volé. Après les améliorations rendues nécessaires par les aléas d’un domaine de vol inconnu, il répondit 14 ans plus tard au défi lancé par les deux nations, par l’exploitation commerciale simultanée de Concorde chez Air France et British Airways, plus tard chez l’américain Braniff.

Au-delà de sa silhouette unique il évoque les aventures des centaines, des milliers d’artisans l’ayant conçu, construit, entretenu, celles des milliers de passagers transportés, des centaines d’équipages les ayant conduits et servis. Ils ont participé à l’extraordinaire et unique performance de vitesse et de confort de cette œuvre, magnifique joyau de technologie élaboré et réalisé avec des moyens dont la sobriété étonne nos jeunes ingénieurs, à présent le numérique apporte l’aventure virtuelle à portée de main, sans effort. On note aussi une volonté politique chez certaines personnalités de maintenir la jeunesse en dehors de l’aventure réelle et tangible. Malgré cela l’attrait d’une « vraie » aventure reste tapie dans le cerveau humain et l’évocation de celle, réelle, technique et surtout humaine de Concorde, associée au souvenir de son inoubliable silhouette, pourrait expliquer cet intérêt observé, celui qu’on attache à une belle œuvre d’art unique en son genre.

La beauté ! Car l’avion est beau. Par son élégante silhouette aérodynamique de champion de vitesse permettant d’admirer au décollage son attitude de « racer » s’élançant vers l’exploit. A l’atterrissage sa majestueuse approche est celle d’un champion rentrant d’une course gagnée. Que ce soit au sol, immobile ou en mouvement, ou en vol lorsqu’on peut l’apercevoir, involontairement il attire et retient le regard.

Serait-il une œuvre d’art ? Il a certainement été admiré tout autour du monde par des millions de personnes pendant un tiers de siècle, par beaucoup plus de personnes que l’ont été les « Mobiles » de Calder. Et il continue de l’être dans les musées européens et américains. Va-t-il rivaliser l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, le Big Ben de Londres ou le Mount Rushmore américain ?  

La fierté ! Nous étions fiers de cet exploit. Devant l’abandon du B2707 nous avions devancé l’Ouest américain par la réalisation du défi, et l’Est soviétique en gagnant la compétition sur le Tu-144. Aujourd’hui Concorde montre que notre vieille Europe est toujours capable de rester à l’avant-garde de l’aventure humaine car l’esprit pionnier des Français et Britanniques de l’époque s’est transmis aux Allemands puis aux Espagnols pour réaliser l’impressionnante organisation Airbus. La fierté d’une culture menante commune, cristallisée dans Concorde, est bien de mise.

Concorde, une œuvre d’art ! Le Musée de l’Air et de l’Espace présente des pièces de l’avion en tant qu’œuvres d’art. Pourquoi l’avion lui aussi présent au musée ne serait-il pas une œuvre d’art autorisant le rêve ? Comme toute œuvre d’art, il peut éventuellement être copié. Plus tard ? Mais seul l’original fera foi.

Il a été produit en 20 exemplaires, pas tous identiques mais numérotés dont certains ont déjà disparu. L’Académie de l’Air et de l’Espace a le privilège de posséder le Concorde n°1 de série, immatriculé F-WTSB, cinquième du lot, présenté au musée Aeroscopia. Il y voisine avec le n°9 de série F-BVFC d’Air France. Ils font rêver les visiteurs !  

JP
20 mars 2023