Déroutement sur Halifax le 19 février 2003
Par Daniel Vasseur
En février 2003, les vols Concorde ont repris depuis plus d’un an. En route vers New-York, Daniel aura à faire face, par le travers de Terre-Neuve, à une importante fuite de carburant, le genre de panne sournoise que tout équipage redoute, particulièrement sur Concorde. Il nous raconte comment l’expérience et une connaissance parfaite de sa machine lui ont permis d’arriver à la bonne conclusion et surtout à la bonne décision. Un récit exemplaire du rôle du mécanicien navigant.
Avec mes collègues Gilles, commandant de bord, et Patrice, copilote, nous devons effectuer, le 19 février 2003, le vol AF 002 CDG-JFK avec le F BTSD. L’avion est stationné au parking A20, et la prévol se déroule normalement. Nous aurons 47 passagers à bord avec une quantité carburant bloc de 96,2 tonnes. Le bloc est mis à 09h32. Le décollage en piste 08 gauche a lieu à 09h48. Nous passons le Mach à 10h03.
A 11h31, j’effectue un relevé des paramètres moteur ; nous sommes à 53000 pieds à Mach 2.00 et la température totale est de 125°C. Je remarque alors un décalage entre les vitesses de rotation (N2 & N1) du moteur 3 et celles des autres moteurs : N2 de -0,7% à 0,9%, N1 de -0,3% à -0,5%. Concernant le débit carburant il y aussi un delta : 5,6 tonnes/heure pour le 1, 5,55 pour le 2, 6,4 pour le 3 et 5,28 pour le 4. Les températures en sortie de chambre de combustion affichent aussi un écart : 696°C sur le moteur 3 alors que je lis 688 pour le 1, 677 pour le 2 et 673 pour le 4.
Une vingtaine de minutes plus tard, à 11h53 (position 50° ouest) la température carburant du réacteur 3 augmente jusqu’à déclencher l’alarme (150°c). La procédure « Surchauffe Carburant » est effectuée. La température reste malgré tout excessive avec instabilité de la valeur vers le maxi. Un reset du disjoncteur reste sans effet. Comme prévu dans les check-lists, j’effectue les manœuvres nécessaires sous l’œil vigilant de mon collègue Gilles (CDB), Patrice l’OPL suivant la navigation et les communications. Nous informons le chef de cabine qui est arrivé au cockpit.
Conformément à la procédure, nous décélérons pour revenir en subsonique. Nous passons Mach 1 en décélération à 12h06. Puis, comme la température carburant ne diminue toujours pas, l’arrêt de précaution du réacteur 3 est effectué à 11h58. La température de carburant baisse enfin mais, alors que le robinet haute pression carburant a été coupé, l’indication de débit carburant fluctue entre 0,3 et 0,9 tonnes/heure.
A 12h10, au passage du 53° ouest (nous empruntons la route SM), je m’aperçois que l’écart « Fuel Contents » et « Fuel Remaining » augmente.
Nota : « Fuel contents », c’est la jauge carburant (la somme de tous les jaugeurs réservoirs) alors que « Fuel remaining » c’est la quantité de départ, affichée au bloc départ sur le panneau mécanicien, à laquelle se retranchent les totalisateurs carburants des 4 moteurs. Normalement ces deux valeurs doivent rester égales durant tout le vol. Je lis « Fuel contents » : 30,5t et « Fuel remaining » 31,7t c’est-à-dire que la jauge indique que l’on a 1,2 tonnes de moins que ce qu’on devrait avoir.
Auparavant l’écart entre ces deux indications était de 200 à 400 kg ce qui est dans les tolérances. Ensuite, l’écart « Fuel Contents » et « Fuel Remaining » augmente rapidement.
Suite à la coupure du moteur 3, j’effectue la gestion carburant conformément aux Procédures Anormales Complémentaires « Conduite circuit carburant après un arrêt réacteur » & « Intercommunication carburant ». Malgré cela, l’écart continue à augmenter, je place alors le robinet basse pression carburant du réacteur 3 sur « shut » (indicateur magnétique en croix). Il est 12h35. A ce moment l’écart augmente moins rapidement (le « Fuel Contents », c’est-à-dire la jauge totale carburant diminue moins vite). J’en déduis que du carburant « s’échappe » sans être consommé.
J’avais effectué, en fonction de mes connaissances du circuit carburant (avion et moteur) du Concorde, une analyse. La décision de déroutement n’est pas encore prise. Du carburant s’écoule vers l’extérieur … le doute n’est plus permis. Vu notre position géographique sur la route suivie, et en accord après concertation rapide, avec mes collègues pilotes sur ce point, le premier terrain accessible est Halifax, Boston étant trop éloigné et la destination finale JFK inaccessible en subsonique sur 3 moteurs.
Déroutement sur Halifax (Nouvelle Ecosse). Atterrissage à YHZ à 13h09 (temps de vol sur 3 moteurs : 1h11). Au parking, du carburant s’écoule des nacelles 3 et 4. L’ambiance dans le cockpit a toujours été très bonne, calme, chacun assumant ce qu’il avait à faire dans ces circonstances.
Sierra Delta au sol à Halifax, capot moteurs 3 & 4 ouvert
Photo Eric Fortin AirTeamImages Airliners.net
A l’arrivée nous avons consommé un total de 78,58t. Le « Fuel Remaining » indique 17,55t ce qui est conforme puisque la somme 78,58t + 17,55t donne 96,23t pour 96,20t au bloc départ de CDG. Le « Fuel contents » indique 8,99t ce qui est confirmé par un jaugeage précis des réservoirs qui donne une quantité restante de 9t. Nous avons donc perdu 8,5 tonnes de carburant (17,5t – 9t) en environ 1 heure et 20 minutes.
Les dégâts à l’avion permettent de rapidement comprendre l’origine de la fuite carburant. Durant la croisière supersonique, la rupture de 2 ailettes de turbine haute pression a détérioré des éléments du circuit carburant moteur, créant la fuite qui nous a obligés à nous dérouter sur Halifax. Malgré la procédure « Arrêt de Précaution » et les deux procédures anormales complémentaires, la perte de carburant a persisté. La décision de mettre sur « shut » le robinet basse pression carburant a limité de manière significative la perte de fuel. J’ai effectué cette manœuvre grâce à ma connaissance du circuit concerné. D’ailleurs, à la suite de cet incident, la procédure a été modifiée pour y inclure cette manœuvre.
L’accueil à Halifax, de la part des services techniques et commerciaux a été très efficace (et très sympa). Les passagers et les PNC ont été acheminés à JFK par l’affrètement d’un BAE 146 de la compagnie Air Canada Jazz. Le soir même un mécanicien Concorde de l’escale de Kennedy nous rejoint. Le lendemain, un cargo AF se pose à YHZ avec un moteur de rechange. Une équipe de dépannage de la DM de Roissy est arrivée entre temps pour remplacer le moteur 3.
Le 22 février, en subsonique, nous convoyons le F-BTSD à JFK (bloc départ 19h30, block arrivée 21h28). Le lendemain nous rentrons en mise en place avec lui, sur l’AF001 vers CDG.
DV
On peut penser que ce grave incident mécanique a contribué à la décision d’arrêt des vols Concorde qui sera annoncée le 10 avril 2003, moins de deux mois plus tard, conjointement par Air France et British Airways.
Daniel Vasseur à l’arrivée du dernier vol commercial Concorde Air France le 31 mai 2003