Par André Turcat.
Pilote d’essais Concorde et Directeur des Essais en Vol
Les entrées d’air des réacteurs furent une clef du développement de Concorde, et je ne vais pas vous les décrire : vous les connaissez tous tout autant. Mais vous savez qu’elles étaient de responsabilité britannique. Et ce fut un des problèmes des essais. De notre côté, je les aurais conduits par points en balayant manuellement leur gamme de positions autour de l’idéal, en incidence et dérapage entre autres, jusqu’aux limites de pompage, pour tracer ainsi une loi médiane de régulation. La conception de nos partenaires fut cependant de définir à chaque stade une loi automatique idéale et de vérifier simplement que ça ne pompait pas. On verra plus tard ce qu’il en fut.
En 1971 (toutes les dates avec les numéros de vol du proto, le plein de kérosène et la couleur du ciel sont à rechercher dans la mémoire et le site de Philippe Borentin (*), l’âge du capitaine étant connu d’autre part), nous étions en mesure d’accélérer en supersonique en l’absence des régulations qui n’arrivaient toujours pas, sachant que ces entrées ne fonctionneraient pas en fixe au-delà de Mach 1.5 qui nous était demandé. Mais malgré leur conception avec compression supersonique externe, le pompage pouvait alors être violent. Ce jour-là, par beau temps, j’accélérai donc prudemment. Vers Mach 1.48, des vibrations commencèrent ; en cabine pourtant, où étaient affichées diverses pressions dans la manche d’entrée d’air, Claude Durand m’annonçait que tout était bien stable. Comment éviter le pompage quadruple ? Réduire les moteurs ? Cabrer pour réduire le Mach ? Les deux pouvaient provoquer le phénomène. Je tirais donc bien doucement sur le volant, jusqu’à l’arrêt des vibrations, ce qui nous fit gagner quelque altitude. Nouvel essai, et tout alla bien : les vibrations avaient été dues justement à une légère turbulence au niveau 450 je crois ; et alors mach 1.5 fut obtenu. Alors ne soyons pas plus royalistes que le roi – pardon la Reine ! – nous nous en tînmes là. Et les régulations arrivèrent. Tout se passa bien, et nous devînmes familiers des coups de canon des pompages.
Tout se passa bien, oui, jusqu’au vol 122, dont l’histoire est connue : Gilbert Defer, Jean Pinet, Michel Rétif et Claude Durand faisaient leur petit travail à Mach 2 du côté de l’Irlande lorsque la coupure de la réchauffe du 3 provoqua un violent pompage de ce réacteur entraînant le pompage du 4 par « sympathie », et un méchant niveau de vibration de l’avion apparut immédiatement. Le temps de faire demi-tour en réduisant les moteurs pour revenir en « sub », les vibrations persistèrent à un niveau moins menaçant. Cependant Michel s’escrimait bien à remettre à l’heure l’entrée l’air du 4 et le ranimer, et les cadrans obéissaient… mais par suite de son pompage à haute énergie les biellettes de commande et la charnière du panneau avant de l’entrée n’étaient plus au bout, ce que révéla Claude en regardant par l’hyposcope (une fois en subsonique) ; le panneau avait sans doute été craché vers l’avant (car il poussait comme chacun ne sait pas, sauf vous bien sûr) puis était vite revenu dans le moteur avec les dégâts que l’on pense.
Cette vue en coupe du prototype 001 montre la position de l’hyposcope (3) qui est un périscope tourné vers le bas et permettant de voir les entrées d’air.
J’étais à l’écoute à Toulouse, en haut de notre tour, et je proposai à Jean, par le lien radiotéléphonique loué aux PTT pendant nos vols, de faire armer le terrain de Brest-Landivisiau … s’ils pouvaient revenir jusque-là. Mais d’une voix calme il me dit que le niveau vibratoire lui paraissait tolérable pour revenir à la maison. « Eh bien à toi à bord de décider ». À leur arrivée, Jean Franchi et moi qui avions été à l’écoute nous précipitâmes pour les accueillir et voir les dégâts; et chacun dit à l’autre « Zut ! Et nous n’y étions pas », car c’est dans ces moments-là que le métier doit parler. Il leur avait parlé fort.
Ce fut, le seul cas où l’avion perdit des morceaux, et l’analyse devait être fine : À l’origine, la coupure de la réchauffe du 3 avait été due à un retard anormal de la fermeture de la tuyère, d’où augmentation brutale du débit d’air que la régulation (analogique à l’époque comme tout l’avion) n’avait pas accepté !
La mise au point se poursuivit. Si bien qu’en fin 1974 tout pouvait être lancé en fabrication. Mais… mais un jour les paramètres du vol étaient un peu différents, et un an avant la livraison, la régulation de série pompa ! Alors les Anglais montrèrent leur capacité de réaction. Dans une campagne d’essais que nous menâmes au départ de Casablanca-Nouasseur, un vol était fait chaque jour, les résultats envoyés aussitôt à Filton, la réponse venait à minuit indiquant la modification à faire sur les connexions internes devenues numériques, aussitôt appliquée dans notre local sur le terrain où la température et le niveau de particules n’étaient pas ceux d’un laboratoire, et nous revolions le lendemain. Finalement la définition de série put être appliquée à temps.
Il nous restait à vérifier en vol la nouvelle loi aux limites du domaine. Au large de Casablanca avec Gilbert et Michel, et Henri Perrier bien sûr, à partir du vol en croisière moteurs pleins gaz, nous engageâmes un piqué léger pour aller au bout. À Mach 2.21 la meute des quatre moteurs pompa dans une unique canonnade. Il ne restait à Michel qu’à ramener le troupeau à la raison, et nous la machine à la maison.
Quant à moi, j’avais déjà atteint Mach 2.19 avec le Griffon à statoréacteur en 1958. J’avais gagné deux centièmes de point en seize ans.
Nord 1500 Griffon II en vol du côté d’Istres.
On peut dire encore qu’une équipe de la FAA menée par Tom Benefield vint une semaine en fin de nos essais à Toulouse et dans un jugement tout pragmatique et loin de notre pinaillage réglementaire déclara que Concorde ne pouvait évidemment répondre à la FAR 25, mais présentait une sécurité équivalente. Et puis dire aussi que la même équipe, était affectée aux essais du bombardier B1 dont les entrées d’air ressemblaient pas mal à celles de Concorde. Mais pour un avion pacifique de transport de passagers, personne autre que nous n’a réussi.
AT
Bombardier Rockwell B-1 Lancer
(*) http://www.lesvolsdeconcorde.com