Par Gilbert Defer, Article publié dans la revue Icare n° 164-165
Prologue : le vol 122 du Concorde 001
Au cours de l’ouverture de domaine du premier prototype, l’entrée d’air avait rapidement affirmé sa forte personnalité : indispensable pour dépasser Mach 1.5, elle nous a rapidement fait comprendre qu’il fallait de la douceur dans le pilotage et qu’elle ne tolérait ni les dérapages , ni les mises quelques peu rapides en piqué.
A Mach 2, un facteur de charge de 0,7 à 0,8 G suffisait à déclencher une instabilité de l’écoulement à l’entrée du compresseur très sonore (la meilleure description sonore est une rafale de coups de canon) qui ébranlait la structure très souple de l’avion et conduisait à réduire rapidement la poussée et donc à compromettre la croisière. Cette caractéristique était tolérable en essais : il suffisait de connaître le mode d’emploi, en attendant une modification du bord d’attaque de la voilure à l’aplomb des entrées d’air destinée à éviter d’y propager des tourbillons dans les manœuvres à faible incidence : ce sera fait en 1972.
Début 1971 l’entrée d’air prototype nous permettait donc, au prix de quelques précautions de pilotage, de balayer les principaux problèmes du moment : la démonstration de la tolérance structurale au flottement et l’amélioration de la performance. Ce jour là, le 26 janvier, c’est donc un vol de ce type que nous avions à réaliser. On était encore loin de « la routine » (le premier vol stabilisé à Mach 2 avait eu lieu en novembre 1970, au cours du vol 103 du 001) mais ce vol n’était pas un « vol de pointe » comme le montre la composition de l’équipage . A part Michel Rétif, aucun des acteurs principaux des tous débuts n’y participaient : ni André Turcat, ni Jean Franchi, ni surtout Henri Perrier n’étaient à bord pour ce vol normalement sans histoires. Même Jean Beslon, l’ingénieur numéro 1 de la SNECMA, avait laissé sa place à son numéro 2, Jean Conche. J’étais le benjamin des quatre pilotes d’essais maison et je n’avais pas encore quatre mois d’ancienneté comme « pilote constructeur », et je savourais, comme chacun d’entre nous, chaque seconde de ces vols d’essais qui se déroulaient au-dessus de l’Atlantique, le long d’hippodromes démesurés, qui s’étiraient au large de la France entre le travers de Biarritz et la pointe extrême de la Cornouaille britannique. Le vol 122 était le second vol après un chantier destiné à étancher des nacelles : le Bureau d’Etudes en escomptait une amélioration des performances et cette vérification était le but principal de ce vol.
Après deux paliers de mesure à Mach 1.46 puis 1.89, nous devions reprendre un point de vérification des caractéristiques d’amortissement de la structure en configuration « mono-corps » des servocommandes hydrauliques, à la conjonction 530 nœuds IAS et Mach 2. Ce jour là, l’acquisition de cette condition nécessitait l’usage de la postcombustion sur les moteurs 1 et 3, car la poussée disponible sur les moteurs secs de l’époque ne permettait pas la stabilisation de Mach 2 dans toutes les conditions de masse et de température extérieure et il fallait alors recourir à la poussée additionnelle des « réchauffes ». Après avoir « tiré les pétards » dont la mise à feu sur la dérive produisait une impulsion sèche destinée à ébranler la structure pour en mesurer l’amortissement, nous avons coupé les réchauffes. Cette action a déclenché instantanément le pompage le plus violent jamais rencontré à ce jour sur les deux moteurs de droite. Après avoir pensé une seconde à l’effet d’une turbulence atmosphérique , j’ai réduit les quatre moteurs à fond et lorsque le téléphone de bord s’est trouvé libéré des alarmes sonores qui retentissaient sans discontinuer, j’ai pu dialoguer avec le reste de l’équipage, nous avons constaté que le moteur 4 était passé aux abonnés absents ! (On dit paraît-il que trop d’impôts tue l’impôt, c’est sûrement vrai, mais l’inefficacité par la surabondance est encore plus évidente en matière d’alarmes sonores m’a-t-il semblé).
Dans le calme retrouvé de la décélération vers le subsonique, Michel après avoir lancé le transfert carburant vers l’avant, a proposé de rallumer le 4 dont les paramètres indiquaient une auto-rotation normale. Sitôt dit, sitôt fait. .. et sitôt « décroché » : le moteur 4, après un début d’allumage correct, a refusé tout service. La suite a montré qu’il souffrait d’une indigestion d’alliage léger, car il avait avalé (puis promptement recraché) la rampe avant, belle surface métallique de plus d’un mètre de long !! Un coup d’œil à l’hyposcope (périscope monté sous le fuselage du prototype) nous a renseigné sur l’étendue des dégâts. Rampe arrachée, lèvre inférieure déchirée battant dans le vent , l’entrée d’air du 4 ne ressemblait plus à grand chose.
Cela étant, à part une petite vibration générale (et une petite inquiétude pour la santé du moteur 3) tout allait bien à bord. Nous étions à plus de 400 milles nautiques de « la maison », et après avoir un instant envisagé le déroutement vers Landivisiau, aéroport le plus proche, après avoir tâtonné pour trouver un Mach de croisière subsonique à «vibrations minimales», nous avons abandonné le « plan Landivisiau » pour bâtir un « plan Dinard », puis Nantes, et enfin Bordeaux. De déroutement avorté en déroutement abandonné, mais tous préparés par Jean Pinet, nous nous sommes finalement présentés pour une finale en piste 15 R de Toulouse Blagnac et un atterrissage « tri-moteurs » réel sans autres histoires.
L’entrée d’air (dont le fonctionnement n’était pas la cause du pompage, le coupable était la régulation moteur 3 à la coupure réchauffe) venait de signifier à nos Bureaux d’Etudes que les contraintes associées au charges aérodynamiques induites par le pompage étaient sous-estimées. A la suite de cet incident, les deux seuls Concorde en vol à cette époque ont été arrêtés de vol, et le chantier de réparation/renforcement s’est étiré jusqu’à la mi-avril 1971.
La mise au point proprement dite
Avant certification, la mise au point des entrées d’air s’est déroulée essentiellement sur trois avions :
– Le 001, de mise en œuvre française. Chargé du dégrossissage des qualités de vol, il devait disposer d’entrées d’air capables du domaine périphérique associé à Mach 2, que ce soit en excursion de Mach, d’incidence ou de dérapage : il lui fallait donc de « bonnes entrées d’air » très tôt dans le développement.
– Le 01, premier avion de présérie. De mise en œuvre anglaise, il était plus spécialement chargé de la mise au point «propulsion», responsabilité britannique dont les entrées d’air étaient une composante essentielle.
– Le 1, premier avion de série, de mise en œuvre française n’aurait pas dû être impliqué. Mais les lenteurs de la mise au point sur le Concorde 01 et la véritable nécessité de disposer d’un véhicule « tout domaine » ont permis à Henri Perrier de récupérer la mise au point finale et la certification de cette composante fascinante du programme en matière d’essais en vol.
A ce titre, on peut sans doute affirmer que cette phase finale de développement a été l’occasion de la première véritable intégration franco-britannique. Bureau d’Etudes anglais et Essais en Vol gaulois, réunis en détachement au Maroc, ont mis fin à la séparation jalouse des équipes nationales pour créer une dynamique de coopération qui n’était pas la règle à l’époque, sauf dans le groupement naissant Airbus.
Mais revenons à la chronologie. Avant de travailler en équipe intégrée dans la dernière ligne droite, les entrées d’air ont fait l’objet d’un développement parallèle des deux côtés de la Manche. C’est dans ce cadre que, sous l’impulsion brillante de Jean Rech, nous avons cherché à pousser le concept initial de régulation des surfaces de contrôle au bout de ses principes initiaux. A ce stade de l’exposé quelques explications supplémentaires doivent être données.
Les surfaces mobiles à contrôler sont de deux types :
– Les rampes (une dite avant, l’autre dite arrière) voient leurs inclinaisons ajustées par des vérins hydrauliques pour ralentir le débit d’air sans en dilapider l’énergie. Cet objectif est atteint en organisant un faisceau d’ondes de choc obliques sur la rampe avant qui permettent une récupération optimale de l’énergie et font passer la vitesse de l’écoulement du Mach de vol à un Mach franchement subsonique, seule valeur tolérée par le compresseur du moteur.
– D’autre part, la porte auxiliaire (dite porte de grange sur le prototype) dont la double charnière tantôt avant, tantôt arrière, permettait soit d’augmenter le débit capté (charnière arrière) au décollage par exemple, soit d’éliminer le débit excessif (charnière avant) en conditions de grand Mach de vol, moteurs réduits.
L’adaptation de ces surfaces aux conditions locales était réalisée à partir d’un calculateur «analogique» (qualificatif pompeux donné à un calculateur « ancien » qui manipule des grandeurs physiques, un peu comme le carburateur dose l’essence dans les automobiles d’antan, par opposition au calculateur digital que représente bien un système d’injection électronique d’aujourd’hui). Bref, une fois réglés les problèmes de turbulences induites par le sillage des bords d’attaque de voilure déjà évoqués dans cet article, notre Bureau d’Etudes pensait qu’on arriverait à régler notre «carburateur supersonique» de manière à passer au travers de toutes les exigences contradictoires qui l’assaillaient.
Vu des Essais en Vol, il s’agissait de concrétiser tout cela en pratiquant l’enveloppe des points de fonctionnement possibles et en enregistrant les différents paramètres de la régulation. Ces vols étaient donc l’objet de « mises en situation » a priori un peu inusuelles sur un avion de transport , mais nécessaires pour couvrir la sécurité globale des vols de ligne. Un exemple illustrera le propos : pourquoi stabiliser à la fois 3° de dérapage, Mach 2.10 et un facteur de charge nul, ce qui correspond à un large dépassement de la vitesse maximale autorisée, combiné avec le pied à fond d’un côté, le gauchissement largement braqué de l’autre, tout en poussant sur le manche jusqu’à neutraliser l’effet de la pesanteur ?
C’est que le Concorde de ligne qui croise à Mach 2.02, rencontrant une variation brutale de température comme il en existe à la verticale d’un orage tropical, peut se retrouver instantanément à Mach 2.10, et si un moteur externe perd sa poussée, le dérapage peut atteindre 3°… et si le pilote réduit à fond et accompagne en poussant sur le manche, le couple piqueur qui résulte de la réduction, peut facilement atteindre 0 G.
Beaucoup de « si », trop de pessimisme ? Pas du tout, ce n’est que l’expression du domaine de manœuvre, c’est à dire de la liberté que l’on doit offrir autour du point de croisière sans exposition au fameux « pompage » et la garantie dans tous les cas d’éviter les dommages structuraux.
On comprend peut-être pourquoi ces vols étaient passionnants : l’ajustement des paramètres de vol exigeait la concentration totale du pilote aux commandes, tandis que l’autre pilote affichait et maintenait aussi précisément que possible les paramètres du moteur en essais et ceux du moteur adjacent. Le mécanicien navigant suivait ses entrées d’air, la main sur les commandes manuelles d’ajustement pour suppléer l’automatisme pendant la récupération. L’ingénieur d’essais, véritable chef de ce petit orchestre qui filait, dans un ciel déjà obscurci par l’altitude, à la vitesse d’une balle de fusil à la sortie du canon, mettait en musique cette pièce pour multiples mains.
Pour le pilote en tous cas, le challenge d’une manœuvre délicate, où la détermination, la vitesse et la précision d’exécution devaient toutefois exclure la brutalité, procuraient des «satisfactions d’artisan» : le vrai plaisir du travail manuel bien fait.
C’est au cours de ces vols sur le 001, vols qui se sont poursuivis jusqu’au début 1973, que nous avons rodé notre équipe et établi les méthodes et procédés de travail susceptibles d’accumuler le plus de points d’essais possibles à l’unité de temps. C’est à cette occasion également que nous avons initié la « recherche de l’atmosphère froide », en nous mettant en place en Afrique pour bénéficier des tropopauses à – 80° C habituelles dans les zones inter tropicales : Cet « artifice » était indispensable pour pratiquer les nombres de Mach élevés, sans « empétarder » (*) la température totale maximale de 127° C.
Moyennant quoi, le 2 février 1973 si j’en crois mon carnet de vol, cap au 210 après un décollage de Tanger, nous avons poussé notre bon vieux 001 avec sa visière métallique et ses entrées d’air de type « à carburateur » jusqu’à Mach 2.16. Ce n’était pas si mal pour une machine à la veille de sa retraite, mais il a fallu tout recommencer avec « l’injection électronique », pardon, je veux dire le très digital AICU (Air lntake Control Unit).
Le 6 décembre 1973 nous avions le privilège de mettre en vol pour sa première sortie le Concorde numéro 1, premier avion dit « série ». Très rapidement cet avion était porté au standard final en matière de propulsion, ce qui incluait bien sûr les fameux AICU : à cette époque les calculateurs digitaux n’étaient pas encore légion. Ils ont depuis envahi les armoires électroniques des avions « modernes ». Concorde en dépit de sa vitesse plus de deux fois plus grande que celle des avions d’aujourd’hui n’est pas un « avion moderne », c’est un vieux machin conçu au milieu des années 60, mais aucun « avion de ligne moderne » ne peut toujours le suivre et encore moins le rattraper. Bizarrerie du modernisme.
En ce temps là donc, les « Machins Bidules Control Unit » ne foisonnaient pas et les précurseurs avaient des débuts modestes : Nos AICU, au nombre de 8 par avion (2 par entrée d’air) n’échappaient pas à la règle :je me souviens que, pour leur baptême de l’air, 7 des 8 merveilles électroniques ont refusé tout service avant la fin de leur premier vol ! Très rapidement nous avons appris à vivre avec ces calculateurs puissants mais capricieux : la clef du succès passait par «l’arrêt/démarrage» qui était (et est toujours) la manœuvre de base du dressage des puces électroniques et autres microprocesseurs. Lorsque le calculateur digital se perd entre ses 0 et ses 1 (sa seule matière première), il se fige dans un immobilisme digne et saisissant (le connaisseur dira qu’il est « planté »). La seule manière de lui rendre vie est de couper sa source d’alimentation électrique puis de la remettre en service : cette « re-initialisation » réalisée le plus souvent par la manipulation du disjoncteur chargé de protéger son alimentation relance la bête qui repart du bon pied… jusqu’au prochain « plantage ».
Au fil de l’expérience, les motifs de « plantages » sont peu à peu éliminés et le calculateur digital s’apprivoise petit à petit. Dans le cas des AICU, il a fallu vivre longtemps avec des « plantages » systématiques à chaque pompage d’entrée d’air. Les variations brutales des paramètres traités par le calculateur étaient, pendant le pompage, rejetées comme «invraisemblables» par les circuits de surveillance qui bloquaient tout, avec une belle alarme rouge à la clef. Ce défaut de principe n’a pu être corrigé que bien après nos essais de mise au point (mais avant la mise en service) . Ceci peut être jugé comme un détail sans importance, mais comme les disjoncteurs d’entrée d’air se trouvaient dans le couloir d’accès au poste de pilotage et hors d’atteinte des membres d’équipage assis (les 2 pilotes, le mécanicien et l’ingénieur) , on embarquait dans les vols de pompage un « tireur/pousseur » de disjoncteur qui officiait debout à chaque passage «en alarme rouge» des AICU que les pompages entraînaient. Ce rôle était le plus souvent dévolu à notre ex-navigateur, Hubert Guyonnet, qui de plus s’occupait des liaisons avec le contrôle aérien que les pilotes lui sous traitaient complètement (plutôt que de perdre un temps précieux à négocier des autorisations inutiles – nous étions seuls dans le ciel à nos altitudes de travail – nous laissions se dérouler en dehors de l’interphone de longues négociations fictives sur les · niveaux de vol et le respect pointilleux des règles quadrantales !!!)
A ce point de la description des pompages et de leur récupération, je réalise que j’ai oublié de décrire quelques phénomènes « associés ». J’ai déjà évoqué les manifestations sonores (les rafales de coups de canon de bon calibre !), La trépidation induite au poste de pilotage, secoué sur une amplitude de quelques dizaines de centimètres à une fréquence de 2 à 3 hertz, mais j’ai oublié d’évoquer les nuages de fumée grise que les groupes de conditionnement d’air distribuaient généreusement à cette occasion : de la place pilote, on ne pouvait plus discerner !’Ingénieur ! Ces météores internes étaient assez olfactifs et l’odeur d’huile de ricin (huile des paliers de turbine de refroidissement) qui les accompagnait témoignait de leur origine. Bref, un pompage d’entrée d’air en croisière supersonique , ça ne passait pas inaperçu : il était tout à fait primordial d’éliminer cette manifestation fort peu commerciale.
En ce début d’automne 1974, la sûreté complète de fonctionnement des entrées d’air n’est pas encore acquise et il fallait se hâter de le faire et d’en apporter la démonstration aux autorités de certification. C’est avec ces objectifs (et sous l’impulsion déterminante de Henri Perrier) que « l’opération commando » franco-britannique a finalement été lancée : le réglage final sera déterminé par un balayage systématique des conditions du pompage.
A chaque point caractéristique de fonctionnement on passera l’entrée d’air à évaluer en «manuel», puis sur ordre de l’ingénieur, le mécanicien modifiera les valeurs de braquages degré par degré tandis que les pilotes bloquent l’incidence, le dérapage et le nombre de Mach pour l’un, les paramètres moteurs pour l’autre, et ce jusqu’à ce que l’instabilité se déclenche et que l’entrée en essais pompe (en entraînant sa voisine). Il ne reste plus qu’à récupérer en réduisant à fond, placer les rampes et les portes de décharge aux valeurs prédéterminées pour stabiliser l’écoulement, manipuler les disjoncteurs pour retrouver les AICU perdus… et ré accélérer pour le point suivant après avoir vérifié sur un enregistreur spécial directement accessible en vol que les efforts infligés aux mécanismes de l’entrée d’air n’ont pas excédé les limites tolérables.
On a pu ainsi construire point par point la carte des marges de fonctionnement en accumulant un nombre impressionnant de pompages. Au cours d’un même vol, leur répétition finissait par taper un peu sur les nerfs : surtout que cette méthode d’approche degré par degré faisait rejoindre le pompage avec une progressivité un peu sadique. Avant les coups de canon de l’instabilité franche, l’entrée d’air maltraitée par les braquages inusuels de ses surfaces de contrôle, commençait à gronder : c’était ce que les Anglais appelaient le « rough running », phénomène précurseur du pompage proprement dit. Cette vibration bruyante s’enflait progressivement, chacun baissant un peu plus la tête dans ses épaules, concentré silencieusement sur son travail tandis que Henri égrenait sur l’interphone des «encore, encore» successifs pour encourager le mécanicien à braquer davantage les surfaces en essais jusqu’au pompage brutal qui déclenchait les procédures de récupération… et un sentiment paradoxal de soulagement.
Lorsque la moisson de points de pompage était terminée, soit que les charges subies exigeaient un contrôle au sol ou que le pétrole commençait à baisser dans les nourrices, on rentrait en une longue descente silencieuse sur Casablanca Nouasseur où nos amis ingénieurs anglais, en détachement comme nous, analysaient les résultats et le cas échéant modifiaient immédiatement les lois de braquage pour éviter les angles critiques de braquage de surfaces.
Au mépris des procédures usuelles, les calculateurs étaient alors sortis de l’avion, ouverts et modifiés au fer à souder dans la petite salle qui donnait directement sur les pistes et dont la propreté toute relative n’avait pas grand chose à voir avec les salles climatisées (et même légèrement pressurisées pour chasser les poussières !) habituellement réservées à ce genre d’intervention.
Toujours est-il que cette méthode de travail très empirique a pleinement réussi : après une mise en place à Nouasseur le 3 octobre 1974, le Mach maximum de 2.23 était atteint le 17 octobre (marge pratiquement nulle et pompage quadruple garanti à 1380 kts de Vitesse sol, cela fait un souvenir !).
La plupart de ces vols ont été effectués par Jean Franchi et moi-même, alternant les places gauche et droite, sans oublier la visite d’inspection du Chef Turcat et l’information de Jean Pinet qui ont partagé certains de ces vols avec nous. Le 26 novembre, les deux derniers vols de certification prenaient place et après un dernier repas amical avec l’équipe britannique de Ted Talbot, il ne nous restait plus qu’à abandonner notre campement marocain et regagner Toulouse pour les uns, Filton pour les autres. Ce fût chose faite le 28 novembre 1974 : la régulation des entrées d’air était complètement définie et certifiée.
Elle offrait aux pilotes des capacités de manœuvre autour du point de croisière et une tolérance aux variations intempestives de Mach du dérapage et de l’incidence tout à fait satisfaisantes ainsi qu’une liberté quasi totale de manipulation des moteurs qui n’était pas monnaie courante à l’époque à ces nombres de Mach élevé. Enfin la tenue structurale des entrées d’air avait été surabondamment démontrée !
Epilogue
Après tant d’efforts et tant d’essais, le sujet était-il véritablement épuisé ?
L’expérience en service a globalement confirmé que le problème de la régulation des entrées d’air avait été convenablement résolu. Au début de l’exploitation pourtant (le 10 décembre 1977), on aurait pu croire à la répétition du vol 122 du 001. Ce jour là en effet, en fin de croisière commerciale sur New York, l’arrachement des rampes de l’entrée d’air numéro 4 a eu lieu pendant un pompage des entrées 3 et 4.
L’analyse de cet incident a montré que la mise au point n’était pas en cause : le pompage résultait d’une double panne de composants des circuits hydrauliques aggravée par une resélection par l’équipage. Et ce pompage n’aurait jamais eu d’effet destructif si l’entrée d’air du moteur quatre n’avait fait, la veille , l’objet d’une intervention de maintenance au cours de laquelle une erreur de remontage du vérin de manœuvre des rampes avait réduit significativement la résistance structurale de l’ensemble.
Cet incident impressionnant est donc resté unique : il montre bien le caractère critique du sujet et les précautions qu’il faut prendre, tant au niveau de la conception, des essais de validation, que dans l’entretien (Le manuel d’entretien qui décrivait l’opération en cause a bien sûr été modifié).
Enfin le problème de la tenue mécanique des entrées d’air a dû faire l’objet d’un dernier développement. Après la mise en service, des anomalies de régulation moteur ont fait craindre une autre variété de pompages que ceux décrits jusqu’ici dans cet article (interaction débit d’air/compresseur Basse Pression). Cette « autre race » de pompages induits directement par le moteur (pompages Haute Pression) a alors fait l’objet d’une expérimentation complète par nos amis britanniques sur l’avion 2, et les mesures réalisées ont permis de définir un renforcement des portes de décharge (Dump doors) qui a éliminé toute inquiétude sur les conséquences d’un problème qui ne s’est, à ma connaissance, jamais manifesté en plus de 20 ans d’exploitation : mais ce chapitre des essais, c’est à nos amis anglais de le raconter.
Gilbert Defer
(*) « Empétarder » : se dit d’un dépassement de domaine de vol, tel qu’il est précisé à l’ordre d’essais. Exemple : « J’ai empétardé le Mach maxi » (ou la Vc, l’incidence ou le dérapage autorisés… La liste des sujets est illimitée). L’évitement de l’empétardage est le souci majeur et constant de l’équipage d’essais ; il prime tout ou presque.