Par Denis Turina
Pilote de chasse
20 juin 1968, cela fait maintenant deux mois que je pilote le Mirage IIIE, chasseur monoplace, et j’ai eu la chance de faire une campagne de tir avec cet avion. Je suis donc qualifié « pilote opérationnel » et autorisé à effectuer, seul, des missions d’interception contre n’importe quel avion qui m’aura été désigné par les organismes de défense aérienne. C’est le cas aujourd’hui, jour où le ciel est particulièrement nuageux.
Un Mirage IIIE du 1/4 Dauphiné ©escadrilles.org
J’ai reçu l’ordre de décoller de Nancy pour des interceptions d’entraînement. Je dois rejoindre et combattre un Mirage III biplace de l’escadron d’instruction qui m’a formé quelques mois plus tôt à Dijon. C’est le moment de leur montrer ce que je sais faire et qu’ils ont bien travaillé.
Au décollage, la base des nuages est à moins de 1.000 pieds (300 mètres) et je retrouve le ciel clair, au-dessus de la couche, à 34.000 pieds (10.000 mètres). Beau temps, belle mer… Le radar qui me contrôle me donne un cap vers la cible et, après que je l’aie détectée au radar de bord puis à vue, nous engageons le combat. Nous sommes à 45.000 pieds (14.000 mètres) et nous partons en virage serré pour nous faire face, chacun de nous devant essayer de passer derrière l’autre pour pouvoir le filmer dans son viseur.
A cette altitude la pression atmosphérique est faible, le réacteur pousse peu et, pendant les manœuvres à basse vitesse, son alimentation est dégradée par l’incidence des entrées d’air. De plus, si le vol n’est pas parfaitement symétrique, une des entrées d’air peut être masquée par le fuselage. Il est donc vital de réduire le régime du réacteur quand la vitesse descend en dessous de 200 nœuds (360 km/h), ce qui diminue encore la poussée. Pendant que je vire serré pour bien me placer par rapport à mon adversaire, j’entends, derrière moi, un léger bruit « aérodynamique ». Je suis bien trop occupé par l’autre appareil, qui manœuvre mieux que moi, pour prêter attention à ce détail. Mon problème est de virer serré pour ne pas avoir la photo de mon avion exposée dans la salle d’opérations de l’autre escadron, à Dijon. Pendant ce temps, les avions descendent et, après une ou deux manœuvres un peu serrées, je rentre dans la couche de nuages. Sauvé !
Ailes horizontales, je baisse le nez de l’avion, mets pleins gaz pour reprendre de la vitesse, remonter et essayer de reprendre le combat. Je n’entends pas augmenter le régime du moteur. Je regarde les instruments et je constate que le régime et la température du moteur sont nettement en dessous de ce qu’ils devraient être. La manette des gaz est inefficace. Le réacteur tourne mais ne répond plus, sa poussée est pratiquement nulle. Le compresseur a « décroché ». Le problème est bien connu sur Mirage. Pour « raccrocher » le compresseur, il faut placer la manette des gaz sur plein réduit, piquer pour prendre de la vitesse et, vers 300 kt, avancer doucement la manette. Le réacteur est supposé fonctionner à nouveau normalement. C’est ce que je fais plusieurs fois mais, alors que je passe 25.000 pieds, en descente, le moteur ne répond toujours pas. Face à une telle situation, les consignes sont de couper le réacteur et de faire un rallumage en vol. Ce type d’exercice, dans les nuages et quand on n’a qu’une cinquantaine d’heures de vol sur la machine, ne s’improvise pas. J’informe le radar qui me contrôle et commence à « perdre » du temps en explications, car le contrôleur demande des détails. Je déleste les circuits électriques. Cette action est indispensable avant de couper le moteur et de voler avec l’énergie électrique fournie par la seule batterie. Quand il ne me reste plus que l’horizon artificiel de secours et un seul poste de radio en fonctionnement, j’en informe le contrôleur et je coupe le réacteur.
L’étroit cockpit noir et blanc du Mirage III
Pour rallumer, il faut d’abord bien contrôler à la fois la vitesse de l’avion et le régime du moteur, qui tourne « en moulinet » comme un petit moulin d’enfant dans le vent, avant de brancher le « rallumage ». Cette procédure, qui n’a rien d’exceptionnel et n’est pas particulièrement délicate, n’est pas confortable du tout à mener à bien dans les nuages. Un paramètre très important doit aussi être pris en compte. C’est l’altitude restante de l’avion. Il est bien connu que, sans la poussée de leur moteur, les avions de chasse sont de vrais fers à repasser et qu’ils volent très mal. C’est faux. Ils volent très bien sans l’aide de leur moteur. Seulement, ils descendent à une vitesse fantastique. Pour le pilote, concentré sur les instruments qui vont lui permettre de remettre son moteur en marche et qui ne voit pas le sol, ce n’est pas facile à intégrer.
Concentré sur la gestion de la vitesse de l’avion et sur le régime du moteur en moulinet, je réponds spontanément « 10.000 pieds », au contrôleur qui me demande mon altitude. C’est l’altitude à laquelle je dois m’éjecter, dans les nuages, si je n’ai pas repris le contrôle normal de l’avion. En conséquence, le contrôleur me donne l’ordre de m’éjecter. J’enregistre le message, le trouve « déplacé » car je vais bientôt rallumer et je coupe le dernier poste radio, pour avoir la paix et en pensant : « ça fera toujours du courant en plus pour les bougies de rallumage ».
Quelques secondes plus tard, toutes les conditions sont réunies pour relancer le moteur. Je branche le rallumage et déclenche le chrono. En moins de dix secondes, le bruit sympathique du réacteur qui recommence à « chanter » se fait entendre. Il tourne normalement et, doucement, je mets pleins gaz. Tranquillement, j’attends 300 noeuds pour arrêter la descente et commencer à remonter. Au point bas, l’altitude est de 4.500 pieds (1.500 mètres) au-dessus du niveau de la mer.
Je rebranche la radio et appelle le contrôleur radar. Celui-ci est excité, très tendu et surtout très inquiet. Il me dit :
« C’est bien à vous que j’ai ordonné de s’éjecter ?
– Oui, c’est bien à moi.
– C’est bon, j’arrête les secours. Vous savez où vous êtes ?
– Non, pas exactement. Je passe 10.000 pieds en montée. Je vais relancer ma centrale gyroscopique et recaler mon système de navigation.
– J’ai perdu le contact radar sur vous pendant que vous descendiez sur les Vosges. Maintenant, j’ai à nouveau le contact. Vous sortez d’une vallée. Prenez le cap 240 pour rentrer chez vous et surveillez bien vos instruments. Vous avez déjà eu beaucoup de chance pour aujourd’hui. »
J’ai eu réellement beaucoup de chance. L’altitude de sécurité à cet endroit est de 6.000 pieds. Si j’avais percuté le sol, certains auraient pensé que je n’avais pas voulu m’éjecter. En fait, j’étais tellement concentré sur la gestion des paramètres de rallumage, que je n’ai pas du tout assimilé la perte d’altitude. Ma tête était toujours vers 20.000 pieds. Comme je n’ai jamais vu ni l’horizon, ni le sol, le seul avertissement que j’ai reçu était l’ordre d’éjection du contrôleur. Ce camarade, soucieux de ma survie, était plus conscient que moi de la situation. Son avertissement, qui était un ordre justifié, est arrivé au moment où j’avais obtenu les paramètres de rallumage et je n’en ai pas tenu compte.
C’était vraiment, pour moi, un jour de chance.
DT
Mirage IIIE du 1/13 Artois, tout à son aise en intercepteur haute altitude.
Infos https://www.escadrilles.org