Par Henri Perrier et Gilbert Defer
En ligne, nous ne percevions pas le miracle que représentaient les entrées d’air Concorde. Nous disposions d’une liberté d’utilisation des moteurs, comparable à ce que nous connaissions sur Boeing 747, quelque chose d’assez rare sur les avions supersoniques militaires de l’époque.
Leur mise au point finale et leur certification fut un moment décisif du programme Concorde. Henri Perrier a joué un rôle majeur dans ce processus en obtenant que ces essais soient effectués à Casablanca par la France. Il en a témoigné le 28 mai 2009 devant les caméras d’André Rouayroux et Loïc Pourageaux. © Gens de Concorde – DR. Transcription Pierre Grange
Henri Perrier.
En 1974, les Anglais font les essais d’entrées d’air car c’est de leur responsabilité. Ils sont basés à Tanger. En mai, ils nous disent : venez on va vous montrer, la régulation d’entrée d’air est au point. Je suis invité, avec Jean Franchi, à juger du résultat. Au cours du vol, je choisis quelques points (des combinaisons de Mach, dérapage et incidence) qui, je le sais, seront demandés par les Autorités et … on se ramasse des pompages (*). Je rentre à Toulouse avec l’idée qu’ils ont fait un gros travail de débroussaillage mais qu’ils se contentent de quelque chose qui ne sera pas certifiable.
Lorsque je raconte ça à mon retour, ça n’est pas très bien vu… Turcat me rappelle que cette affaire est de la responsabilité des Anglais. J’en parle à mes camarades du Bureau d’Etudes de Blagnac, Gilbert Cormery et Jean Rech. Je mets en doute la méthode d’essai anglaise car après chaque pompage un peu violent, ils descendent pour contrôler qu’ils n’ont pas endommagé la structure. Résultat : ça n’avance pas. Je propose de prendre en charge ces essais en utilisant l’avion de série N°1 mais il n’est pas instrumenté me dit-on.
Finalement mes remarques sont prises en compte et la décision est prise au plus haut niveau de confier ces essais à l’équipe française. L’avion N°1 est instrumenté en conséquence, ce qui nous fait perdre un mois. Je propose une nouvelle méthode : le Bureau d’Etudes définit les paramètres structure à surveiller et les limites qui ne doivent pas être dépassées durant un pompage. Ils seront mesurés et enregistrés à bord. Après chaque pompage, je vérifierai avant de poursuivre le programme d’essai qu’on n’a dépassé aucune des limites fixées. En cas de dépassement, on descend pour vérifier la structure.
Et nous voilà partis à Casablanca. C’est une situation très particulière, je me retrouve avec un Bureau d’Etudes anglais responsable d’analyser et de modifier les calculateurs, un équipage français, les pilotes sont Jean Franchi et Gilbert Defer, et des compagnons français pour l’entretien de l’avion.
Jean Franchi – Henri Perrier – Gilbert Defer
J’ai quand même amené quelques membres du Bureau d’Etudes de Blagnac comme Dudley Collard et Jean Quicampois pour pouvoir dialoguer avec leurs homologues anglais en fonction des résultats.
Les quinze premiers jours sont très durs mais ensuite, ça se passe bien. Moi, je n’accepte pas que les Anglais me disent ce qu’il faut faire en vol. J’ai une technique d’exploration particulière : les rampes à une certaine position, je balaie en régime, incidence et dérapage et je reviens avec une carte des points où ça fonctionne. Il nous arrive de faire de quinze à vingt pompages par vol dont certains … assez solides ! Une fois le pompage passé, je quitte mon siège et je vais vérifier l’enregistreur. Nous sommes toujours restés dans les limites de structure. A la fin de la campagne, les camarades britanniques m’ont offert des jumelles binoculaires avec un petit mot à « boom-boom Perrier ».
Ça s’est terminé dans l’euphorie. Les Britanniques ne m’en ont pas voulu d’avoir raconté à l’été 74 que les essais anglais n’étaient pas au niveau pour certifier les entrées d’air et faire décider que les Français allaient faire sur l’avion N°1 la certification formelle des lois définitives. Je pense avoir rendu un grand service au programme en faisant comprendre le problème.
HP
Lever du jour à Casablanca – Nouasseur, le Concorde N°1 s’apprête à entamer une journée agitée
© Airbus Heritage – DR
Pour terminer cette évocation, Gilbert Defer nous parle de l’ambiance de ces vols d’essai très particuliers qui exigeaient habileté et endurance. Extrait du spécial Icare « Concorde et son histoire. »
Gilbert Defer.
On a pu ainsi construire point par point la carte des marges de fonctionnement en accumulant un nombre impressionnant de pompages. Au cours d’un même vol, leur répétition finissait par taper un peu sur les nerfs : surtout que cette méthode d’approche degré par degré faisait rejoindre le pompage avec une progressivité un peu sadique. Avant les coups de canon de l’instabilité franche, l’entrée d’air maltraitée par les braquages inusuels de ses surfaces de contrôle, commençait à gronder : c’était ce que les Anglais appelaient le « rough running », phénomène précurseur du pompage proprement dit. Cette vibration bruyante s’enflait progressivement, chacun baissant un peu plus la tête dans ses épaules, concentré silencieusement sur son travail tandis que Henri égrenait sur l’interphone des « encore, encore » successifs pour encourager le mécanicien à braquer davantage les surfaces en essais jusqu’au pompage brutal qui déclenchait les procédures de récupération… et un sentiment paradoxal de soulagement.
Toujours est-il que cette méthode de travail très empirique a pleinement réussi : après une mise en place à Nouasseur le 3 octobre 1974, le Mach maximum de 2.23 était atteint le 17 octobre (marge pratiquement nulle et pompage quadruple garanti à 1380 nœuds – 2500 km/h de vitesse sol, cela fait un souvenir !)
Les vols de mise au point allaient se poursuivre jusqu’au 24 novembre. La « campagne entrée d’air Casa » se terminera par trois vols de certification avec les équipes d’essais des services officiels. Côté français, les pilotes Pierre Bolliet et Pierre Dudal étaient associés respectivement aux ingénieurs Alain Guinaudeau et Nicolas Lapchine. Côté anglais Gordon Corps et Keith Perrin représentaient la CAA. Infos lesvolsdeconcorde.com. Ecoutons pour finir, Gilbert Defer
Après un dernier repas amical avec l’équipe britannique de Ted Talbot, il ne nous restait plus qu’à abandonner notre campement marocain et regagner Toulouse pour les uns, Filton pour les autres. Ce fut chose fait le 28 novembre 1974 : la régulation des entrées d’air était complètement définie et certifiée.
GD
(*) Une explication schématique du pompage d’entrée d’air