Par André Turcat, Essais et batailles – Editions Stock 1977
Après le survol de Pairs, nous nous posons au Bourget, et la tour de contrôle nous guide au sol pour parquer au voisinage de l’exposition. Le 29 mai, jour d’ouverture du Salon, ce n’est pas encore le grand spectacle et il n’y a pas habituellement affluence.
Du haut du poste de Concorde, arrivés à notre point d’arrêt, je découvre pourtant une immense foule. Elle se maintient sagement derrière les barrières, car au milieu de ces vivats, il y a comme du respect. Au premier rang, j’aperçois un visage connu. Par ma glace entrouverte, j’esquisse un geste de la main, et voilà que dix mille bras se lèvent pour me répondre, qu’un long cri de joie retentit.
Même avec le souvenir de cet enthousiasme de premier rendez-vous, c’est pourtant un visage de vieille dame qui nous revient à la mémoire, une dame dont nous allions bientôt faire la connaissance et qui nous resterait fidèle littéralement jusqu’à la mort.
Un soir, au moment de quitter notre travail, nous la vîmes arriver dans notre hangar provisoire du Bourget, loin de la foule, poursuivie avec peine par un policier. Elle avait franchi barrières et barrages, perdue dans un grand manteau noir. C’était une petite dame fluette et un peu déformée par le grand âge, mais pétulante. Elle se jeta comme amoureusement dans nos bras.
“Eh bien, voilà, je vous ai enfin trouvé ! Ah ! ils ont bien voulu m’en empêcher, mais vous savez, quand on est décidée… Ce n’est pas d’aujourd’hui que je fréquente les terrains, j’ai été brevetée pilote en 1911 ! Et votre avion est magnifique, vous êtes magnifiques. D’autres le disent avec des fleurs, moi je le dis avec du chocolat. En voici déjà, mais vous recevrez mieux à Toulouse.”
Nous ne savions où poser ces paquets qui fleuraient bon le chocolat suisse ; nous ne pouvions pas non plus placer un mot, mais nous avions appris que cette octogénaire toute passionnée et vibrante était la comtesse Coudenhove-Kalergi ; puis que le jour du premier kilomètre en circuit fermé d’Henri Farman à Issy-les-Moulineaux, auquel elle assistait, c’était aussi le jour de son anniversaire et qu’elle, était tellement excitée qu’on la gifla. Nous savions qu’elle s’était écrasée dans un champ devant l’empereur François-Joseph et nous savions mille autres choses que j’ai oubliées.
Quelques jours plus tard, nous recevions à Toulouse une énorme, épaisse et spéciale plaque de chocolat ; une autre fois une coupe d’argent que la comtesse avait gagnée jadis, et qu’elle avait fait regraver à la gloire de Concorde !
Nous devions avoir la joie d’emmener notre vieille amie une fois en vol, pour le dernier voyage du prototype 001. Jusqu’en 1975 nous devions recevoir de ses nouvelles et de ses envois. Nous ne sommes pas prêts d’oublier celle qui eut pour Concorde le vrai coup de foudre et qui, à dater de ce jour, devint pour nous “la comtesse Chocolat”.
André Turcat