Par Pierre Grange et Arnaud Carracedo
On sait que l’une des clés du succès technique de Concorde réside dans le fonctionnement de son aile en supersonique. Ce que l’on sait moins c’est qu’à basse vitesse, en approche finale, là aussi, son aérodynamique est remarquable.
Du delta à l’aile ogivale.
A l’origine l’aile delta a la forme d’un triangle isocèle. C’est le cas du Mirage IV, qui est un delta pur. On inclut néanmoins une grande variété de profils dans l’appellation « delta ».
Alignement de profils d’aile delta étudiés pour Concorde au BAE System Heritage à Farnborough
La formule delta est bien adaptée au vol supersonique.
On peut d’ailleurs remarquer que le seul projet de transport supersonique de passagers encore en course, le « Boom Overture » est lui aussi un avion à aile delta. Sa ressemblance avec Concorde est d’ailleurs frappante.
Credit Boom Supersonic
Malheureusement un delta est « handicapé » du côté des basses vitesses.
Concorde a souvent été comparé au Mirage IV, qui approchait à 200 nœuds (360 km/h) et veillait à ne pas descendre en dessous de 190 nœuds (340 km/h) jusqu’au toucher des roues. Des vitesses aussi élevées auraient condamné Concorde qui devait pouvoir s’intégrer dans la circulation aérienne civile où les vitesses d’approche sont nettement inférieures.
De l’écoulement laminaire à la portance tourbillonnaire
Pour une aile classique, le flux d’air doit constamment « coller » au profil. L’écoulement doit rester laminaire c’est-à-dire ne jamais devenir turbulent. Cela peut survenir en cas d’augmentation de l’incidence de l’aile résultant de la réduction de vitesse. L’incidence est l’angle formé entre la corde de l’aile et le vecteur vitesse du flux d’air.
Si la vitesse diminue, l’incidence doit augmenter pour que la portance reste constante.
Si, du fait de l’augmentation de l’incidence, les filets d’air commencent à se « décoller » de la surface et si le pilote ne corrige pas, la contagion va s’étendre à toute l’aile et entraîner une perte de portance instantanée. Le phénomène est brutal et redouté. L’avion tombe comme si on avait coupé le fil invisible qui le maintenait en l’air. Il décroche.
Sur une aile classique, la portance, créée par la dépression à l’extrados, se détruit brutalement en cas de décrochage des filets d’air.
En subsonique, à plus de 250 nœuds (450km/h) Concorde fonctionne à l’identique. L’aile est aspirée vers le haut par un flux laminaire. Mais là où l’aile de Concorde se distingue de l’aérodynamique classique c’est qu’en dessous de 250 nœuds (450km/h), du fait de l’augmentation de l’angle d’attaque, l’écoulement à l’extrados de l’aile commence à se décoller de la surface du profil et devient turbulent. Et si la vitesse diminue encore, il devient de plus en plus turbulent. Et pourtant, l’appareil ne décroche pas ! Deux grands cônes dépressionnaires situés à l’extrados de chaque aile aspirent l’aile vers le haut. Ils forment ce que l’on appelle la portance tourbillonnaire.
Flux laminaire en haut subsonique – Portance tourbillonnaire en dessous de 250 nœuds
Ce miracle est obtenu grâce aux onglets qui prolongent les bords d’attaque du delta. Ils créent un tourbillon initial qui est ensuite amplifié par la voilure.
L’aile delta néogothique
Côte à côte, à la même échelle, Mirage IV et Concorde, puis à droite, en rouge, la représentation de l’aile de Concorde si elle avait été une simple reproduction de celle du bombardier stratégique de Dassault. Tout à droite les onglets (représentés en jaune) qui vont générer la portance tourbillonnaire. L’aile de Concorde est ogivale et son profil a été baptisé « delta néogothique »
A grande incidence, quand la vitesse est basse, le flux d’air passe au-dessus du bord d’attaque des onglets (en jaune) et génère un tourbillon rotatif dépressionnaire qui va s’amplifier et s’élargir au-dessus de chaque demi aile (en rouge). Cette dépression aspire l’aile vers le haut et crée la portance.
Schémas de formation des deux cônes dépressionnaires situés au-dessus de chaque demi aile
Au cockpit, cette turbulence est ressentie. Du fait de la grande souplesse de la structure, la pointe avant est secouée en douceur au rythme de deux oscillations de fuselage par seconde.
Les tourbillons d’extrados furent étudiés dans le tunnel hydrodynamique de l’ONERA et tout le monde put les voir lors du premier atterrissage de Concorde, le 2 mars 1969
Les moustaches de Concorde
Une dernière considération sur cette portance à basse vitesse. Sur les avions à aile delta, en cas de trop basse vitesse, la perte de contrôle ne se produit pas longitudinalement, comme sur les avions classiques, mais latéralement. L’avion bascule sur le côté et part dans une vrille fatale. Pour pallier ce phénomène et permettre de réduire encore la vitesse minimale de Concorde, les ingénieurs toulousains ont trouvé une parade à la fois élégante et efficace : les « strakes » placés sur la pointe avant, juste en dessous des glaces latérales du cockpit. Ils créent, eux aussi, de mini tourbillons mais qui n’ont pas vocation à créer de la portance.
Pour tout savoir sur ce dispositif aérodynamique génial et discret, lire « Les moustaches de Concorde ».
En utilisation normale, la vitesse d’atterrissage n’excédait pas 160 nœuds (290 km/h) ce qui est remarquable pour un avion delta pesant plus de 100 tonnes.
PG & AC