Extraits de la conférence faite par le Dr Hooker, directeur technique de Bristol Siddeley Engines Ltd, et Michel Garnier, directeur technique de la SNECMA. Article publié dans la Revue Air et Cosmos, n° 49 du 23 mars 1964
Choix du cycle moteur
Le choix, pour le Concorde, d’un moteur dérivé du réacteur Olympus destiné au TSR 2 provient du fait que quatre moteurs Olympus développent la poussée désirée, et que les spécifications aérodynamiques de l’Olympus sont proches des spécifications optimales attendues des moteurs nécessaires.
Le choix du cycle moteur optimal pour un avion de transport supersonique exige un compromis dans une large gamme d’impératifs de vol : on demande une haute poussée pour le décollage, l’accélération transsonique et la croisière supersonique et pendant le temps considérable que passera l’avion en régime subsonique lors du décollage, de l’approche et de l’atterrissage. En outre, il est nécessaire de transporter des réserves importantes de carburant pour faire face à tout déroutement ou attente à l’aéroport d’arrivée. Au cours de ces phases de vol subsonique, les moteurs seront réduits à environ un tiers de leur poussée maximale, il faut que la consommation de carburant reste alors particulièrement bonne.
Le cycle moteur qui réunit au mieux ces conditions est celui d’un moteur classique à rapport de compression moyen. En effet, la meilleure consommation spécifique est obtenue lorsque le rapport de compression est le plus élevé, et la température d’entrée de turbine la plus basse, mais on peut parvenir à un bon compromis en choisissant un rapport de compression de 9 : 1 au régime de croisière et une température d’entrée de turbine d’environ 1.350° K. Dans ces conditions, le moteur donnera une poussée spécifique d’environ 40 livres (17 daN) par litre d’air consommé par seconde, à condition de disposer d’une tuyère convergente-divergente optimale pour détendre le flux jusqu’à la pression atmosphérique ambiante.
On pourrait penser qu’un réacteur à double-flux présenterait une amélioration de la consommation spécifique au régime de croisière à Mach 2,2. Bien que la consommation spécifique diminue d’environ 1 % lorsque le rapport de dérivation passe de 0 à 0,7, on constate que la poussée spécifique du moteur tombe de 40 à 24, et il en résulte que pour donner la poussée désirée le moteur doit absorber un débit d’air supérieur de 50 %.
Ce réacteur à double flux plus important exigerait une entrée d’air plus longue et plus large afin de diffuser le flux de Mach 2,2 à la vitesse à l’entrée convenable, et le poids de l’ensemble de l’installation contrebalancerait largement les avantages offerts par une consommation de carburant plus basse. Pour des rapports de dérivation plus élevés que 0,7 cette situation est encore plus défavorable ; la taille du turbofan est beaucoup plus importante et les entrées d’air et les tuyères propulsives sont moitié plus lourdes. La pénalisation de poids pour l’installation de moteurs à double flux est de l’ordre de 8.000 livres (3.600 kg) au moins, et ce poids supplémentaire ne peut pas être compensé par la petite amélioration de consommation spécifique.
Essais du moteur au banc-sol
Le plan de vol typique d’un avion de transport supersonique est de monter à 30.000 pieds à une vitesse indiquée comprise entre 300 et 400 noeuds, et d’effectuer l’accélération transsonique à partir de 30.000 pieds à des vitesses comprises entre 400 et 500 nœuds, pour aboutir, entre 50.000 et 60.000 pieds, à une vitesse de croisière de l’ordre de 530 Kt. Cette vitesse correspond à Mach 2,2.
En dehors de la zone réduite, en dessous de 10.000 pieds, où la pression est excédentaire, la pression d’entrée est toujours inférieure à la pression statique normale au niveau de la mer. Ceci est, en particulier, le cas des altitudes de croisière comprises entre 50.000 et 60.000 pieds.
Il s’ensuit que les essais d’endurance normaux au banc à une pression statique correspondant au niveau de la mer couvrent largement les pressions internes auxquelles sera exposé le moteur et les charges aérodynamiques subies par les pales de compresseur et de turbine. Les températures d’entrée jusqu’à 40.000 pieds restent voisines de la température au niveau de la mer ISA. Au-dessus de cette altitude, la vitesse de l’avion devient supersonique. La température d’entrée croît alors rapidement pour atteindre une valeur de 150°C en croisière supersonique.
Pour simuler ces conditions, il est donc nécessaire de réchauffer l’air admis dans le moteur au cours des essais au banc-sol. Dans des conditions idéales, cet air devrait être réchauffé par un moyen électrique ou tout autre moyen qui ne consomme pas l’oxygène de l’air, mais il est bien plus simple d’obtenir l’élévation de température d’entrée nécessaire en utilisant un réchauffage par combustion.
Finalement, il est possible d’effectuer les essais d’endurance sur un banc normal, d’une manière plus simple, plus rapide et moins chère que si l’on devait recourir à une chambre d’altitude
Nécessité du refroidissement des aubes de turbine
L’analyse du plan de vol précédent indique que le moteur doit être conçu pour fonctionner en régime de croisière continu avec une température d’entrée de 150°C. La température d’entrée de turbine doit être augmentée d’approximativement la même quantité, et finalement le moteur doit fonctionner avec une température d’entrée de turbine de 150°C plus élevée que la température normale d’un moteur subsonique, ce qui conduit au chiffre de 1.350° K. A cette haute température d’entrée, il devient essentiel de refroidir par air les aubes de distributeurs et de turbines. L’expérience démontre que le refroidissement par air, non seulement refroidit les aubes, mais en même temps semble améliorer la répartition radiale des températures et, par conséquent, les contraintes, dans l’aube elle-même, qui peut provenir de l’hétérogénéité radiale des températures des gaz sortant de la chambre de combustion.
L’efficacité des trous de refroidissement des aubes peut être aisément déterminée au banc, en exposant l’aube à un jet de gaz chauds de vitesse et de température convenables, tout en alimentant séparément les trous de refroidissement avec de l’air à la température et la pression correctes. Pour ces essais, l’aube est maintenue immobile ; l’efficacité du refroidissement est définie comme le quotient de la différence de températures entre les gaz chauds et l’aube, par la différence de températures entre les gaz chauds et l’air de refroidissement. Cette efficacité est mesurée en fonction du débit d’air de refroidissement, rapporté au débit des gaz chauds.
Si le débit de l’air de refroidissement est de 1 1/2 % du débit chaud, on obtient une efficacité de refroidissement de 0,45 ; si la température du flux chaud est de 1.350° K et la température de l’air de refroidissement de 700° K, on obtient un refroidissement de 290° C.
Il est ainsi possible de faire fonctionner le moteur en toute sécurité à une température d’entrée de turbine plus élevée de 250° pour la même température des aubes, et cette marge est plus que suffisante pour satisfaire les exigences du vol à Mach 2,2.
Parallèlement, les recherches métallurgiques continuent afin de trouver de nouveaux alliages capables de supporter une température plus élevée sans refroidissement. Dans ce domaine, les alliages de Niobium forgés offrent la promesse d’une amélioration d’au moins 100° C sur tous les alliages existant actuellement pour la même résistance à la rupture. Si nous faisons l’inventaire de tous les progrès réalisés au cours des vingt dernières années dans les matériaux constituant les aubes de turbines, nous constatons qu’il y a eu une amélioration constante qu’on peut évaluer en moyenne à 10° C par an pour les mêmes propriétés mécaniques. Si l’on admet que cette tendance se poursuivra (les recherches dans ce domaine sont plus actives que jamais), on pourra dans l’avenir augmenter la poussée des moteurs actuels, en augmentant la température d’entrée turbine pour faire face à l’inévitable accroissement du poids des avions. Un accroissement de la température d’entrée de turbine de 50° C accroît la poussée d’un moteur donné d’environ 10 % en croisière supersonique et ce gain devrait être réalisable au cours des 7 ou 10 prochaines années.
Système d’éjection
Le problème du système d’éjection est, par certains aspects, analogue à celui de l’entrée d’air. C’est un problème dans lequel interviennent à la fois la configuration interne et les formes externes, l’adaptation au moteur et le mariage avec l’avion.
Pour les long-courriers supersoniques dont la majeure partie du vol se déroule à un nombre de Mach supérieur à 2, le gain de performances que peut apporter un système d’éjection soigneusement étudié l’emporte largement sur les inconvénients résultat de son poids et de sa complexité. Ce gain est l’un des principaux éléments qui permettent maintenant d’envisager favorablement des rayons d’action longtemps considérés comme irréalisables.
Réchauffe : Son emploi est interdit en croisière, si l’on veut conserver une consommation spécifique acceptable. Elle peut néanmoins être utile en cas de panne d’un moteur au décollage et permet, par ailleurs, d’effectuer l’accélération transsonique à plus haute altitude et de réduire ainsi les effets au sol du bang sonique.
Une telle réchauffe ne pose pas de problème de tenue des matériaux plus ardus que ceux déjà résolus pour l’Olympus et l’Atar, car les températures restent limitées. Les qualités à rechercher sont d’un autre ordre : le matériel doit présenter une endurance compatible avec les exigences du transport civil ; les pertes en croisière, postcombustion éteinte, doivent être insignifiantes.
Adaptation des tuyères : Les conditions auxquelles le système d’éjection doit s’adapter varient dans de telles proportions qu’il n’est pas possible d’échapper à une géométrie variable. Mais il est pratiquement impossible de réaliser une tuyère dont la géométrie soit toujours adaptée. Comme toutes les machines, le système d’éjection sera imparfait. On est conduit à définir son efficacité, et l’on adopte en général pour cela le rapport φ de la poussée que donne effectivement le jet, ou poussée brute réelle, à la poussée maximum théorique que l’on obtiendrait par détente isentropique complète.
Rappelons que la poussée du propulseur, ou poussée nette Xn, est la différence entre la poussée brute du jet Xg et la traînée de quantité de mouvement de l’air admis dans le moteur Xo :
Xn = Xg — Xo
Il résulte de cette relation qu’une faible variation de l’efficacité, à laquelle est proportionnelle la poussée brute, peut avoir une très importante répercussion sur la poussée du moteur et sur la consommation spécifique, dès que le rapport Xo/Xg a une valeur notable, ce qui est en particulier le cas des régimes de croisière et des vols rapides. En croisière, à Mach 2.2 par exemple, ce rapport est de l’ordre de 2/3.
Sur l’ensemble de la mission d’un avion transatlantique, une perte générale d’efficacité de tuyère de 5 %, tout le long du vol, se traduit, à charge utile donnée, par une augmentation de 5 % du poids total. Une telle augmentation peut pénaliser fortement l’économie d’un projet.
Les procédés permettant un réglage de l’expansion des gaz par une variation de géométrie peuvent être classés en deux catégories.
La première est caractérisée par un corps central mobile qui, par son déplacement, assure les variations de section souhaitées.
Dans la deuxième, l’adaptation aux divers cas de vol est obtenue par déformation des parois du divergent. Ce deuxième procédé, agissant par voie périphérique, apporte évidemment une efficacité plus grande, à égalité de difficultés de réalisation mécanique et de bonne tenue.
Le divergent à parois déformables peut être heureusement complété par un procédé aérodynamique qui permet d’éviter l’attachement du jet aux parois en subsonique, tout en conservant la bonne efficacité du divergent adapté en supersonique. Ce procédé consiste à injecter dans le divergent, au voisinage du sol, un débit auxiliaire d’air “secondaire” à faible énergie.
Cet air secondaire peut être fourni très simplement par les pièges à couche-limite de l’entrée. La tuyère à ventilation permet d’évacuer ainsi de façon très économique ce débit auxiliaire qui refroidit au passage le turboréacteur. En subsonique, le débit des pièges est insuffisant et doit être complété par de l’air admis directement par des ouvertures latérales.
Les essais d’un système d’éjection nécessitent une installation complexe : le rapport de détente, la température des gaz du réacteur, l’air de ventilation doivent être fidèlement reproduits. Si de plus un tel banc, sans écoulement externe, est à la rigueur suffisant pour examiner le fonctionnement interne en supersonique, il ne peut donner que des renseignements incomplets en subsonique. Il faut en ce cas avoir recours aux essais sur banc volant, ou à une soufflerie de la catégorie de celle de Modane.
Inversion de jet : Il existe deux types d’inverseurs : le premier opère par obstruction complète du canal. Ses éléments mécaniques doivent alors encaisser des efforts considérables. Le second agit par induction et, de ce fait, par l’intermédiaire d’éléments qui ne supportent qu’une fraction de la poussée des gaz. Ses obstacles peuvent s’escamoter dans le canal de ventilation. C’est la solution adoptée sur Concorde.
Silencieux : S’il est relativement facile de protéger les passagers et l’équipage contre les effets du bruit des moteurs, il est beaucoup plus difficile d’obtenir le même résultat pour les riverains des terrains d’aviation. Il est donc essentiel d’avoir un disponible particulier capable de réduire le niveau du bruit, voire d’améliorer le spectre du bruit au moment du décollage.
La difficulté du travail commence avec les pertes de poussée qu’apporte par nature un tel dispositif. Deux voies sont à ce titre en exploration : d’une part, la recherche des formes d’éjection optimales pour un niveau de bruit donné ; et, d’autre part, l’étude de dispositifs plus compliqués, éclipsables après le décollage.
Installation des propulseurs
Elle comprend en principe un coin dirigé vers l’avant, qui déclenche l’onde de choc oblique correcte, un diffuseur d’entrée, avec une onde de choc normale au col, un moteur ou générateur de gaz, un canal, un convergent, et finalement une tuyère divergente qui détend le gaz jusqu’à la pression ambiante.
Pour que cette entrée d’air puisse fonctionner avec le maximum d’efficacité, il est nécessaire de prévoir 2 pièges à couche limite, l’un au bord d’attaque du coin, et l’autre au col du diffuseur, afin de permettre au diffuseur de fournir la récupération de pression maximum. L’air ainsi prélevé contourne le moteur ; il est dirigé à travers le propulseur vers le col de la tuyère propulsive, d’où il est éjecté par le jet.
II est intéressant d’analyser les forces de poussée et de traînée qui interviennent dans le propulseur.
Puisque la paroi avant du coin est le siège d’une surpression, il est clair que cet élément transmet une traînée. Le calcul montre qu’elle est égale à 12 % de la poussée nette du moteur à Mach 2,2.
Il y a une importante augmentation de pression statique dans le diffuseur d’entrée, et la distribution des pressions sur les parois internes est telle que cet ensemble exerce une poussée vers l’avant qui représente au moins 75 % de la poussée nette totale du propulseur.
Assez paradoxalement, le moteur et la tuyère eux-mêmes ne fournissent que 8 % de la poussée nette. Ceci provient de ce que les efforts exercés sur le compresseur sont dirigés vers l’avant, alors que les efforts exercés sur la chambre de combustion, les turbines et le canal sont dirigés vers l’arrière. Leur différence ne représente que 8 % de la poussée nette.
Enfin, la poussée exercée par la partie divergente de la tuyère atteint 29 % de la poussée nette.
Les chiffres ci-dessus nous amènent à la conclusion étonnante que les deux éléments les plus importants de tout le moteur sont l’entrée d’air et la tuyère divergente. Elles exercent à elles seules la presque totalité de la poussée nette, et il est clair que leur rendement est d’une importance primordiale dans la détermination des performances du propulseur.
Il est évident aussi qu’il est extrêmement important de dimensionner et de situer correctement les pièges à couche limite de l’entrée d’air, car bien que ces pièges constituent une traînée, l’amélioration du rendement qu’ils procurent compense largement cet inconvénient.
Le rayon d’action
Quel rayon d’action peut atteindre un avion supersonique ?
Supposons que le carburant utilisé pendant la croisière représente 45 % de la masse de l’avion au début de la croisière ; le rayon d’action en fonction du nombre de Mach est illustré par la figure suivante :
Ce graphique montre que le rayon d’action d’une famille d’avions utilisant tous la même quantité de carburant au cours de leur croisière, et conçus pour avoir la meilleure finesse adaptée à leur nombre de Mach, atteint un maximum de 5.500 miles nautiques à Mach 0.8, puis décroît brutalement jusqu’à 4.000 miles nautiques pour Mach 1.5, et croît ensuite progressivement lorsque le nombre de Mach augmente jusqu’à Mach 5.
On admet implicitement dans ce calcul que l’avion vole à l’altitude appropriée pour permettre à l’aile ou aux surfaces portantes de fonctionner à la finesse la mieux adaptée au nombre de Mach. Il semble peut-être surprenant que la pénalisation en rayon d’action soit si faible aux hautes vitesses. Le calcul montre que la gamme de vitesses comprise entre Mach 1,0 et Mach 2,0 doit être évitée, et justifie notre choix d’une vitesse supérieure à Mach 2,0 pour le prochain transport supersonique.
A Mach 2,2, le rayon d’action est de l’ordre de 4.500 miles nautiques. Ce rayon d’action est suffisant pour les parcours transatlantiques tels que Londres-New York, ou Paris-New York.