Par Jean Pinet. Ancien pilote d’essais expérimental.
Membre et ancien président de l’Académie de l’Air et de l’Espace.
A l’époque des débuts de Concorde presque tout était à découvrir et les problèmes étaient ardus. Il fallait élaborer et essayer, en vol certes mais le plus possible avant les vols, les solutions conçues par le Bureau d’Etudes. Les essais préliminaires étaient effectués au laboratoire sur des bancs d’essais pour la partie technologique et au simulateur de vol pour l’adaptation à la mécanique du vol et, bien évidemment pour l’adaptation du pilote. Les avions militaires avaient bien entendu depuis plusieurs années débroussaillé les problèmes du vol à Mach 2, mais ils n’y passaient que peu de temps et leurs équipages étaient assis sur de réconfortants sièges éjectables. En revanche, Concorde devait passer plusieurs heures à Mach 2 et ses passagers devaient s’asseoir sur de confortables sinon réconfortants sièges fixes.
Sans aller dans les détails, les principaux problèmes à résoudre étaient :
– La brutale augmentation de résistance (traînée) aérodynamique au passage de Mach 1
– Le très rapide déplacement du centre de poussée aérodynamique sur l’aile lorsqu’on passe du régime subsonique au supersonique, entraînant un déséquilibre longitudinal de l’avion vers le piquer, devant être compensé par un mouvement des commandes de vol à cabrer, ou par déplacement simultané du centre de gravité de l’avion vers l’arrière
– La très grande souplesse de la structure, car Concorde n’est pas un avion militaire mais un avion civil n’ayant pas à résister à des efforts de manœuvre importants. L’inconvénient de cette souplesse est la déformation sensible de l’aile sous les effets aérodynamiques combinés des gouvernes de vol, provoquant une baisse d’efficacité de ces dernières et obligeant, du fait des déformations induites à les braquer plus encore, amenant ainsi une nouvelle augmentation des déformations aggravant le problème, etc.
Tous les résultats obtenus sur avions militaires montraient l’existence de ces phénomènes, dont l’amplitude était liée au type de solution choisie. Nous avions essayé au simulateur de vol maintes hypothèses encadrant la plus probable, qui n’était pas la plus satisfaisante par l’importance des corrections à apporter. La plus défavorable était marginale sur le plan de la sécurité et la plus favorable était idéale eu égard à la réalité des phénomènes physiques. Bref, nous étions fin septembre 1969 prêts à affronter l’épreuve de vérité, le passage en supersonique. Le vol était prévu dans les premiers jours d’octobre et il ne faisait aucun doute dans mon esprit qu’André Turcat allait tenter lui-même l’épreuve. Qui serait le second pilote n’était pas de mes soucis. Jean Franchi, pilote d’essais prestigieux, venait de rejoindre l’équipe et sa place aux côtés d’André eut été quasi normale. En revanche, responsable des essais de QDV, j’étais anxieux des résultats. Aussi, lorsque André m’appelle dans son bureau la veille du vol pour revoir les essais de simulateur, je m’empresse de m’y rendre avec mes documents. J’ai la surprise de l’y trouver seul. Avec l’un de ses sourires sérieux dont il a le secret, il me dit simplement que nous serons tous deux du vol, et il ajoute une petite phrase qui me surprend à froid « Tu seras à gauche ! », ce qui signifie que j’en serai le pilote en fonction. Je dois probablement rester stupide quelques secondes et rougir ou pâlir, mais nous enchaînons immédiatement sur le briefing auquel s’est joint Henri Perrier, patron incontesté des ingénieurs navigants d’essais Concorde. Nous définissons exactement les manœuvres à exécuter, les évasives éventuelles et la limite maximum à ne pas dépasser dans ce vol avant de dépouiller les résultats enregistrés : Mach 1.05
Le 1er octobre, nous décollons avec le 001 et nous montons rapidement à l’altitude de l’essai. La visière est relevée et le cockpit devient relativement silencieux, dans une ambiance de « sous-marin » car la visière du prototype est métallique et ne permet qu’une vision parcimonieuse vers l’avant. Dans les vols précédents nous étions allés progressivement dans le haut subsonique et nous nous étions arrêtés à l’apparition du phénomène d’instabilité en vitesse, lorsqu’il faut tirer sur le manche alors qu’on accélère. Tous automatismes coupés, en vol horizontal, j’accélère lentement à partir de Mach 0.95, prêt à décélérer si nécessaire. Lentement, les chiffres du machmètre défilent pendant que j’analyse les effets en les commentant de vive voix. Rien d’anormal alors que je lis les 0.96 – 0.97 – 0.98 – 0.99. Il me semble que l’inversion prévue des déplacements du manche est moindre que calculée. L’indicateur Mach 1.00 surgit sans autre effet que son apparition. Puis 1.01 – 1.02 – 1.03 – 1.04 – L’inversion est nette mais sans problème. L’avion et son pilote sont prêts à continuer car l’absence de problème donne réellement envie de pousser plus loin. J’ai physiquement l’impression de contenir une machine ne demandant qu’à bondir de l’avant. Mach 1.05 – La limite fatidique est là. Je stabilise et fais quelques évolutions, toujours sans aucun problème. Après un bref conciliabule avec André et Henri nous décidons d’en rester à ce qui était prévu et à regret je parcours le chemin inverse jusqu’en subsonique. A part l’inversion de déplacement du manche et les indications cohérentes du Machmètre, rien ne nous laisse supposer que nous avons effectué une incursion dans le domaine supersonique. Un peu déçu de n’avoir pas poursuivi je redescends et j’atterris à Blagnac.
A l’arrivée au parking il y a du monde et dès les moteurs coupés une échelle est vivement placée devant le nez de l’avion et un mécanicien y accroche ce qui semble être une pancarte trouée, et qui porte ces mots : « ils l’ont franchi ! ». Puis nous descendons l’escalier de coupée et je suis assailli par une poignée de journalistes avec caméras, micros et bloc-notes. « Vos impressions … Que s’est-il passé ? L’avion s’est-il bien comporté ? … » Un peu ahuri par ce déferlement médiatique auquel je ne m’attendais pas, le vol n’ayant été pour moi qu’une étape, significative certes mais guère plus dans la poursuite des essais en vol, je réponds par une phrase qui résume bien ce que je ressens. « Aucun problème. On sent que l’avion a bien été conçu pour voler en supersonique ». Puis André et moi allons vers les représentants du Bureau d’Etudes, Servanty en tête pour qu’ils aient la primeur de nos constatations : apparemment, de toutes les hypothèses essayées, la plus optimiste est la plus proche de la réalité ! Quel soulagement pour tous ! / Le dépouillement des enregistrements et la suite des essais devaient confirmer cette impression, ce qui ne nous mettra pas à l’abri par la suite de quelques surprises moins agréables. La presse diffusera largement l’évènement et je réalisai ainsi que j’étais le premier pilote au monde à avoir piloté un avion de transport en supersonique. Je reçus quelques mots de félicitation mais une lettre me fit un réel plaisir. Elle émanait de mon ancien instructeur américain de Bainbridge, Walter Collins, lorsque j’étais élève-pilote sur T6, celui qui m’avait traité de « French goose…! » au cours de mon premier vol car ma connaissance de la langue anglaise, ou américaine, était alors plus que sommaire. Je l’informais donc gentiment que la French goose volait bien en supersonique !
Plus tard, la réalité historique semblait préciser que le TU 144, rival de Concorde, aurait passé Mach1 quelques jours avant nous, dans la confidentialité hermétique soviétique.
Jean Pinet
Extrait du livre de Jean Pinet « Les Hommes de Concorde » Editions JPO www.editions-jpo.com
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