Par Pierre Grange.
Comme souvent, et Concorde ne fait pas exception à la règle, l’essentiel se cache dans les détails. De part et d’autre du cockpit, juste en dessous des glaces pilotes, se trouvent 2 onglets que tout le monde peut voir mais dont pratiquement personne ne connait l’utilité. Cet article cherche à expliquer leur raison d’être et montrer pourquoi sans elles Concorde ne pouvait pas voler.
En anglais, ces onglets s’appellent des « strakes » (prononcer strèkss) ou « vortex generator ». En français l’appellation « générateur de tourbillon ou de vortex » me semble bien adaptée car elle explique comment fonctionnent de tels bouts de tôle.
A haute incidence, le flux d’air à l’intrados de l’onglet est en surpression et tente de passer à l’extrados qui lui est en dépression. Cela entraîne un mouvement circulaire qui, associé au déplacement de l’avion crée un tourbillon, appelé vortex en aérodynamique. Un vortex est un cône d’air dépressionnaire.
L’intérêt des générateurs de tourbillon sur Concorde est simple : à haute vitesse, ils sont dans le lit du vent et sont totalement transparents. A basse vitesse, ils créent un tourbillon (un vortex) d’autant plus important que l’incidence augmente :
Lorsque l’avion vole droit, le vent relatif est dans l’axe du fuselage. Il n’y a aucun dérapage, les 2 tourbillons sont de tailles égales. Ils lèchent les parois du fuselage en créant une force d’aspiration du fuselage égale des 2 côtés.
En revanche, dès qu’apparait un dérapage, le tourbillon « au vent » augmente en taille et en intensité. A l’inverse, celui placé « sous le vent » s’amoindrit et s’éloigne du fuselage. Autrement dit, la dépression augmente côté au vent en imprimant une force de rappel du nez de fuselage dans l’axe d’écoulement des filets d’air.
A haute incidence, approche et atterrissage, les 2 générateurs de tourbillons aident à stabiliser le nez dans l’axe du vent relatif, ce qui, en langage d’aérodynamicien, signifie qu’ils améliorent la stabilité en lacet de Concorde. Or, pour une aile delta, le danger des basses vitesses ne se situe pas, comme pour une aile classique, dans le décrochage longitudinal mais dans la perte de contrôle latéral qui entraîne immanquablement le départ dans une vrille fatale.
Ces deux petits onglets permettent donc d’augmenter l’incidence maximale utilisable de l’aile. Dudley Collard, celui qu’Henri Perrier appelait Monsieur Aérodynamique Concorde, nous a révélé qu’ils ont été conçus par M. Georges Sabathé dans une soufflerie ouverte du CEAT à Toulouse. A l’aide d’un brin de laine fixé au bout d’une canne à pêche, il testait les écoulements autour d’une maquette de nez de Concorde équipé de tels onglets. Le modèle adopté, fut le GT6 (générateur de tourbillon version 6). Les résultats obtenus en soufflerie par Georges Sabathé ont été confirmés quelques années plus tard lors des essais basses vitesses réalisés sur le 001. Sans ces GT6, il aurait fallu doubler la dérive pour obtenir un coefficient d’amortissement en lacet équivalent. Cela aurait coûté une grande partie de la charge marchande. Ces générateurs de tourbillon ont été l’objet d’un brevet Sud Aviation qui a été utilisé, en particulier, sur le MD80. Interview Dudley Collard 30 mai 2009 © Gens de Concorde-DR.
Le MD80 qui fit son premier vol 10 ans après Concorde a utilisé des Générateurs de Tourbillon « Sud Aviation » pour améliorer sa stabilité en lacet à haute incidence
Au moment des essais haute incidence, André Turcat qui se montrait un peu sceptique sur l’efficacité des GT6 avait demandé à Lucien Servanty de pouvoir essayer le prototype sans ses générateurs de tourbillon. La réponse fut un non catégorique. Interview André Turcat 27 mai 2010 © Gens de Concorde – DR
Un équipement modeste et génial sans lequel Concorde n’aurait tout simplement pas existé.
Merci Monsieur Sabathé !
PG
A l’attention des amateurs d’aérodynamique, une évocation de Philippe Poisson-Quinton, le grand aérodynamicien de l’ONERA, qui présentait, en conférence, les « strakes » qui avaient permis de certifier sur Concorde une incidence de 20°.