Par Denis Turina
Sur les premiers jets transsoniques, passer le mur du son était toujours un grand moment d’incertitude ; il suffit d’entendre Michel Rétif nous narrer les piqués transsoniques effectués en Vautour avec Jacques Guignard. Ici c’est Denis Turina qui nous explique comment il fallait procéder avec un Mystère IV A de première génération, c’est-à-dire équipé d’un moteur Rolls Royce Tay le moins puissant de toute la lignée
Au milieu des années 60 les premiers Mirage ont atteint Mach 2, mais le vol supersonique n’est pas encore vraiment entré dans les mœurs. Le premier passage du « mur du son », aux commandes d’un monoplace, représente donc une étape importante du rite d’initiation chez les jeunes pilotes de chasse. Il faut dire que si le Mystère IV est, en principe, « transsonique en léger piqué », les conditions pour dépasser Mach 1 sont rarement réunies.
Compte tenu des performances des réacteurs « Tay » et des règles de la circulation aérienne, le « piqué sonique » des élèves pilotes, à Tours, se fait au large de l’embouchure de la Loire et pratiquement à la verticale. Il s’agit de ménager, au sol, les oreilles des populations laborieuses. L’entrée dans le club des supersoniques mérite donc une mission pour elle toute seule.
C’est l’hiver. Mon carnet de vol affiche déjà une petite dizaine de vols sur Mystère IV et, dans notre promo, rares sont les élèves qui ont pu bénéficier d’une météo suffisamment favorable pour devenir supersoniques.
1 février 1966, c’est le grand jour. Après un solide briefing nous partons vers la mer, à deux ou trois avions, en patrouille avec un instructeur. Plein pot pendant toute la montée, nous atteignons presque 40 000 pieds en franchissant la côte et nous continuons à grimper. Il s’agit d’obtenir le maximum d’épaisseur de « gaz à basse température sous la quille » car, comme chacun le sait, la vitesse du son dans l’air dépend de sa température, et de rien d’autre. Si nous ne passons pas le Mach avant que l’air ne commence à se réchauffer dans les couches inférieures de l’atmosphère, l’aiguille du machmètre ne dépassera pas « 1 ». La mission n’aura servi à rien et la honte écrasera les épaules du malheureux pilote.
Au briefing, l’instructeur nous a dit : « nous nous mettrons pratiquement en ligne de front, pleins gaz en vol horizontal. Je serai un peu devant vous. Doucement, en gauchissant et en léger piqué, nous passerons sur le dos. Puis vous me suivrez pour rejoindre une trajectoire verticale. La manœuvre doit être très douce pour ne pas freiner l’avion. Vous devez passer le Mach pratiquement de suite, sinon vous n’y arriverez pas. En tout état de cause, à 25 000 pieds : réduction des gaz, ressource et rassemblement pour rentrer à Tours. »
C’est parti. Au large de Saint Nazaire, plein gaz, nous passons sur le dos et nous commençons à piquer. Comme par hasard l’instructeur nous met plusieurs centaines de mètres dans la vue et, rapidement, il s’annonce « supersonique ». Je suis pratiquement à la verticale. Mes camarades élèves ne sont pas très loin et mon Machmètre tremble désespérément autour de 0,97. Je l’encourage et je commence à pester car l’altimètre dévisse rapidement. Et puis ça passe. Un petit saut de l’aiguille et elle indique 1.02 puis 1.04. Youpi, c’est gagné ! Petit coup d’œil à l’altimètre, il est temps de remonter et de rassembler. Retour à la maison dans l’euphorie. Nous avons changé de monde.
Au debriefing, chacun annonce son chiffre, entre 1.02 et 1.06. Quand nous demandons à l’instructeur comment il a fait pour nous distancer aussi rapidement dès le départ, il se contente de nous répondre dans un demi-sourire. « La classe ! Quand vous serez chef de patrouille, vous aussi vous irez plus vite que vos équipiers et vous consommerez moins de pétrole. »
Nous ne l’avons pas cru et nous avons soupçonné une répartition des avions, favorable aux « leaders ». Malheureusement, en surveillant de près les numéros d’affectation, force a été de constater que, quel que soit l’avion, le leader était généralement le plus rapide. Va savoir pourquoi ?
DT