Par Pierre Dudal
Pilote d’essais CEV & CDB Air France
Dans cet article, Pierre Dudal nous raconte un incident survenu au décollage d’Anchorage lors de la campagne temps froid que Concorde a mené en Alaska à l’hiver 1974.
Envoyé en février 1974 en Alaska, je rejoins l’équipe d’essais de la SNIAS à Fairbanks, terrain choisi pour les essais « temps froid » de Concorde. Voilà huit jours que l’avion est parqué sur le terminal, c’est l’attraction populaire. L’aéroport n’a jamais reçu autant de visiteurs. L’équipe au sol des mécaniciens, de vrais « bibendums » rouges, s’affairent autour de la bête par -38° centigrades. Ils ne résistent pas longtemps à cette température et se réchauffent à tour de rôle dans le hangar voisin. Il paraît que le thermomètre est resté entre – 43 et – 46° en permanence la semaine précédant mon arrivée.
Bien qu’équipé pour le grand nord, c’est une épreuve que de sortir de l’hôtel. Aussitôt dehors, mes vêtements de cuir doublé de mouton deviennent raides comme du carton. Francis Gillon (Ingénieur navigant d’essais CEV) et moi dépensons les calories emmagasinées pour rejoindre notre voiture. Auparavant il faut débrancher la prise de chauffage du moteur de la borne électrique du parking. Faute de réchauffage permanent de l’huile à l’arrêt, il serait impossible de démarrer le moteur.
Mon rôle aujourd’hui est de donner un avis sur le comportement en vol de l’avion lorsqu’il a été soumis à cette rude épreuve du froid. En dépit d’un groupe de réchauffage qui, depuis une bonne heure, souffle de l’air relativement chaud à l’intérieur, nous débutons la « check-list » avec une température au poste de pilotage de – 22°C. Les joints hydrauliques et ceux des réservoirs de carburant suintent et laissent perler des gouttes sous l’avion car le froid intense leur a enlevé leur souplesse. La mise en route s’effectue sans un accroc, les quatre moteurs tournent, c’est une merveille. Nous décollons pour un vol de 2h30 au-dessus des Îles Aléoutiennes et nous emmenons, outre les techniciens, quelques responsables de l’aéroport de Fairbanks pour les remercier de leur accueil : vue panoramique exceptionnelle et vol sans histoire.
Le lendemain la pression atmosphérique a baissé tandis que la température remonte ; à moins vingt-deux degrés centigrades, il fait presque doux. La couche nuageuse est continue jusqu’à Anchorage notre destination. La piste est réputée très mauvaise par les avions de ligne en raison d’ondulations transversales et c’est la raison de notre déplacement ici à Anchorage. André Turcat m’a demandé de porter un jugement, à la fois de pilote de ligne et de pilote des services officiels, sur l’acceptabilité du comportement de l’avion au décollage sur une telle piste. Il faut souligner que le problème du comportement de Concorde sur piste ondulée s’est déjà posé à Athènes et à Singapour.
Sitôt atterris à Anchorage, Jean Franchi et moi avons permuté nos places. Je redécollerai de la place gauche, Franchi à droite, Turcat derrière moi sur le siège observateur. La météo est médiocre : 800 mètres de visibilité horizontale avec un plafond de 1500 pieds. Le terrain est enneigé et la piste 24 droite dégagée sur trois mètres de large seulement. Tout est ouaté et diffus en gris et blanc. Ce ne sont sans doute pas les conditions idéales mais nous n’attendrons pas le dégel. Nous ferons deux essais : l’un à la masse actuelle de 110 tonnes et le second à 160 tonnes après avoir refait les pleins.
L’avion est autorisé à décoller ; au lieu de l’habituel claquement des manettes des gaz arrivées en butée, j’affiche une poussée intermédiaire pendant un certain temps, fixé à l’avance, afin de parcourir une distance de roulement comparable à celle d’un avion lourd. À 170 nœuds, je réduis légèrement la poussée pour parcourir la partie mauvaise de la piste dans sa totalité avant de décoller. Je ressens soudain une violente embardée vers la droite. Les voyants de configuration des moteurs 3 et 4 sont allumés, les deux moteurs tribord ne poussent plus. Entre-temps, la vitesse est passée à 180 nœuds. Nous avons largement dépassé le point permettant de nous arrêter dans les limites de la piste. Il n’est plus question de stopper : j’ai contré l’embardée et fait mon choix. Nous poursuivons la mise en vitesse mais l’avion accélère lentement maintenant en dépit de la pleine poussée des réacteurs 1 et 2. L’extrémité de la piste est à 200 mètres devant moi : je tire progressivement sur le manche et, le temps d’effectuer la rotation, nous passons les feux de piste de justesse. Nous avons décollé ; l’équipage est tendu mais à l’unisson. Jean Franchi aurait agi de même. André Turcat a les deux mains accrochées à mon dossier pour essayer de mieux voir ; assis sur le « jump seat », il assiste impuissant au déroulement de cette phase de vol.
Au-delà de la piste, une profonde cuvette d’où émergent les feux d’approche qui, perchés sur des mâts de plus en plus haut, défilent au-dessous de nous. Une accélération arrêt n’avait aucune chance de se bien terminer. Mais tout à coup, alors que la vitesse de 185 nœuds nous permet de monter sur une bien faible pente, le moteur 3 repart et le moteur 4 reprend son régime : le rallumage automatique a fonctionné. L’incident a duré 20 longues secondes mais l’alerte a été chaude. Les films de télévision interne nous fourniront l’explication que déjà nous pressentons. Les deux roues avant jumelées ont projeté, pendant la mise en vitesse, une gerbe de neige poudreuse en direction des nacelles de moteurs, suffisamment dense pour éteindre deux des quatre réacteurs ; par miracle les moteurs 1 et 2 n’ont pas bronché. Quant aux ondulations de la piste, nous n’avons rien remarqué : la neige damée a nivelé la surface. Ces essais seront repris plus tard à Singapour (1)
Le 02, avec déflecteurs d’eau, lors des essais “piscine” à Toulouse.
Nous garderons pour nous nos impressions lors de la conférence de presse donnée à l’aéroport à notre retour. Mais l’expérience aura été bénéfique et des essais très poussés de déflecteurs sur le train avant seront effectués dans des nappes d’eau et même dans de la neige artificielle répandue sur la piste de Fairford en Angleterre et sur celle de Toulouse Blagnac.
Pierre Dudal
(1) Au départ de New Orléans du vol présidentiel avec Valéry Giscard d’Estaing, nous ferons le décollage le plus spectaculaire de mon expérience de Concorde avec, au roulage à grande vitesse, des oscillations violentes bien plus sensibles d’ailleurs au poste de pilotage qu’en cabine.