Petite radioscopie d’un ingénieur d’entretien Concorde

Par Patrick de Brébisson

Vous avez été ingénieur d’entretien Concorde de janvier 80 à mars 82. Comment avez-vous eu le job ? Une fois diplômé, j’ai été embauché par l’Aérospatiale (SNIAS). En parallèle, j’avais présenté ma candidature à Air France, mais à l’époque le recrutement des jeunes cadres était particulièrement long, puisque ce n’est qu’un an plus tard qu’AF m’a accepté, à l’issue de la dernière épreuve qui consistait à passer devant un jury de dirigeants. Première affectation : ingénieur d’entretien Concorde, à la division Airbus-Concorde de la direction du Matériel, dite DM.QN, basée dans le hangar H3 de Roissy.

Vous rappelez-vous vos premières impressions en présence de l’avion ? Si j’avais dû rédiger un rapport d’étonnement, il aurait été particulièrement fourni… D’abord, j’imaginais l’avion plus grand, plus massif. Mais ce qui m’a surtout frappé, c’est la complexité ahurissante du cockpit et l’exiguïté de tous les espaces. Le fait aussi que du kérosène gouttait du fuselage, au point que l’on répandait de la sciure sous l’avion ! Ces fuites limitées mais permanentes provenaient de la fatigue des joints de mastic qui transformaient les évidements des ailes en réservoirs : les cycles de dilatation-contraction de la carlingue et le réchauffement du kérosène en fin de croisière les mettaient à rude épreuve.

Quoi d’autre ? La fierté de tous les personnels qui, de près ou de loin, travaillaient pour Concorde. Les équipages bien sûr, mais aussi les mécanos et équipementiers qui intervenaient sur la machine, le bureau d’études qui faisait l’interface avec le constructeur, le SATP (Service d’Aide Technique à la Production) dont les contrôleurs apposaient leur cachet personnel sur les documents d’entretien après avoir vérifié la conformité des réparations effectuées. Tous avaient la conscience de participer à une aventure hors du commun.

Venons-en au fait : qu’est-ce que ça fait, un ingénieur d’entretien, à quoi ça sert ? La réponse n’est pas si facile, car c’est un poste d’initiation, d’observation, de force de proposition et de conviction. Du moins est-ce ainsi que je l’ai vécu. En échangeant à l’époque avec d’autres ingénieurs d’entretien de la flotte subsonique, il était patent que chaque cas était particulier. Je ne suis pas sûr qu’il y ait jamais eu une « fiche de poste » standardisée… Pour revenir à mon expérience, mon chef de division, Jean-Pierre Aragnetti, m’avait laissé la bride longue : il attendait de moi que je « fasse » le poste plutôt que de me fixer des tâches précises. Il y en avait néanmoins une, que se relayaient les ingénieurs Concorde successifs : il fallait enquêter sur chaque « DR 41 », c’est-à-dire chaque retard de nature technique, imputable à une panne, et proposer des mesures pour en réduire la fréquence, qui était considérablement plus élevée que sur un avion classique. Concorde, c’était deux avions en un, l’un subsonique, l’autre supersonique, d’où davantage d’équipements dans un espace nettement plus réduit que dans les appareils subsoniques : tout cela favorisait statistiquement la survenue de pannes diverses, certaines routinières, d’autres originales, certaines évitables, d’autres imparables.

Par exemple ? Parmi les pannes routinières, il y avait les « start pumps » : ce sont des pompes électriques qui injectent le kérosène dans les chambres de combustion des moteurs Olympus 593 au moment de leur démarrage. Il y en a une par moteur, et souvent, à la mise en route, une des quatre déclarait forfait, et devait être remplacée, ce qui prenait une bonne demi-heure. On aurait pu penser qu’il suffisait de les tester avant de monter l’avion en piste, à H-3. Mais c’était comme une ampoule électrique : ce n’est pas parce qu’elle fonctionne quand vous l’essayez qu’elle ne va pas claquer au prochain allumage… Ces pompes étaient intrinsèquement fragiles et il aurait fallu que leur constructeur les améliore. Mais là on touche au drame de Concorde : en tant qu’avion mort-né ou presque, il était illusoire d’espérer en améliorer certains organes, dont les constructeurs n’assuraient plus le suivi, ou à des coûts délirants. Au bout du compte, je n’ai pas été capable de proposer grand-chose pour réduite les retards techniques, ce qui rendait assez stressants mes rendez-vous mensuels avec le chef-pilote Jean-Paul Le Moël et le directeur du Matériel Claude Kientz au management viril, et au cours desquels nous épluchions mes enquêtes techniques…

Il était donc impossible de progresser dans l’entretien compte tenu du vieillissement des équipements ? Non seulement impossible de modifier les équipements pour les rendre plus fiables, mais également impossible d’en fabriquer de nouveaux, à quelques exceptions près. De sorte qu’il a fallu rapidement sacrifier un appareil, le Fox Delta, pour en faire une réserve de pièces détachées… A cette époque, chaque heure de vol exigeait 16 heures d’entretien, et ce ratio a continué à augmenter par la suite, jusqu’à, je crois, dépasser une vingtaine d’heures de travail par heure de vol… Soit grosso modo 7 x 20 = 140 heures pour une rotation Paris-New York-Paris, soit 3 vacations de 8 heures de 6 compagnons chacune. Bien sûr, ce n’est qu’une moyenne : souvent on réengageait le matin l’avion rentré la veille au soir. Mais lorsqu’il fallait changer un moteur, cela prenait 1,5 jour. Et davantage avec des pannes difficiles ou dans l’attente d’équipements en cours de révision à Orly.

Si je vous suis bien, les retards techniques ne pouvaient qu’augmenter avec le temps ? Oui et non. Oui, pour les raisons que je viens d’évoquer, qui ont trait à la complexité de l’avion. Non, d’une part parce que la flotte s’est rajeunie : de cinq avions lorsque je suis arrivé en janvier 1980, elle est passée à 7 en octobre, l’Aérospatiale ayant cédé le Fox deux fois et le Sierra Delta à AF pour un franc symbolique. Et d’autre part, parce que, dans un balbutiement de maintenance préventive, le constructeur avait proposé à AF de doter les avions de calculettes à utiliser en vol.

C’est-à-dire ? Aujourd’hui cela fait sourire, mais à l’époque c’était très novateur : on dotait l’OMN d’une calculatrice programmable (d’abord des Texas Instrument, à initialiser à chaque allumage avec le programme qui tenait sur un ruban magnétique rigide à passer dans la calculatrice, puis des Hewlett-Packard, qui le conservaient en mémoire permanente) qui contenait une modélisation numérique de l’Olympus. En croisière supersonique stable, l’OMN saisissait pour chaque moteur ses paramètres principaux lus sur les instruments de bord ainsi que des données supplémentaires comme la température extérieure, la vitesse de l’avion par rapport à l’air, etc. En retour, la calculatrice fournissait la température théorique des gaz de la tuyère (EGT, Exhaust Gas Temperature) : en cas d’écart notable avec celle lue sur les cadrans, le moteur était inspecté au retour à la base. De cette manière, nous avons pu remplacer des moteurs avant qu’ils ne tombent en panne, la hantise étant d’avoir à le faire en bout de ligne (je l’ai vécu une fois : 3 jours à JFK pour changer un moteur, dans des conditions inconfortables) ! Au passage, c’était à moi qu’il incombait de saisir le programme dans chacune des 7 Hewlett-Packard de dotation… et de m’assurer qu’elles donnaient toutes les mêmes résultats.

Vous disiez en préambule que le job consistait aussi à proposer et à convaincre ? Effectivement, on attendait de moi des initiatives… A cette époque, la flotte était très sollicitée parce qu’avec 5 avions (avant complétion à 7), il fallait desservir 4 destinations (New York, Mexico via Washington, Caracas via Santa Maria, Rio via Dakar) avec 3 départs à assurer certains jours, dont le dimanche ! Et ces jours-là, il n’était pas rare à 8 heures du matin, soit H-3 pour le premier vol, la 001 de New York, de ne pas encore avoir choisi quel avion monter en piste : les mécanos travaillaient simultanément sur deux, voire trois appareils et la complexité de certaines réparations rendaient souvent difficile de pronostiquer avec un recul suffisant -c’est-à-dire au milieu de la nuit- quel matricule serait engagé sur le premier vol de la journée. C’est généralement lors de la relève du matin (à 7 ou 8 heures dans mon souvenir) que le contremaître prenant faisait son choix, en misant sur tel appareil et en renforçant l’équipe pour accélérer dans la mesure du possible sa sortie de maintenance. C’était une décision fondée sur beaucoup d’expérience et un peu d’intuition, et qui parfois était perdante… je me souviens d’un jour où la 001 fait QRF sol (demi-tour) avec une panne qui impose un changement d’appareil : on monte en piste l’avion dont l’entretien avait était suspendu pour préparer le premier, et qui avait pu être terminé entre-temps. Avec 2 heures de retard, les passagers décollent enfin… pour faire un QRF vol qui les amène à se reposer une heure après, le temps de vidanger le kérosène en altitude. Re-changement d’appareil, celui du premier QRF ayant été réparé dans l’intervalle !

C’était sportif ! Oui, car les QRF, sol et vol, étaient assez fréquents. Le grondement qui annonçait le décollage n’était pas un soulagement, tout restait possible… Plusieurs vols présidentiels ont connu ces désagréments…  

Ce devait rendre l’atmosphère électrique, non ? Pas vraiment, car c’est toujours l’argument de sécurité qui primait, quelle que soit la qualité du/des VIP à bord. Les statistiques que j’ai tenues montraient que presque un vol sur 10 (toutes escales confondues) connaissait un incident technique, entraînant un retard ou une annulation ! Fin 1982, la Compagnie a décidé de restreindre l’offre Concorde au seul Paris-New York, ce qui a soulagé l’entretien et permis de multiplier les affrètements (tours du monde, boucles supersonique, vols spéciaux…), dont par essence la rentabilité était garantie.

Reprenons… Oui, j’évoquais la difficulté à anticiper l’affectation des appareils, qui de ce fait était parfois tardive et ajoutait du risque supplémentaire à ce qui était déjà un pari. Il m’est apparu assez vite qu’il manquait au contremaître (c’est l’homme central de la production, qui affecte les équipes sur les avions et vers lequel remontent toutes les bonnes et mauvaises nouvelles des réparations en cours) un outil apte à lui donner une vision plus longue, plus anticipée, de l’état des machines. Cet outil, c’était simplement deux tableaux blancs affichant par roulement la semaine en cours et la suivante, et comportant, pour chaque avion, les vols et visites techniques en cours et prévus, avec un codage simple des pannes et des délais estimés des réparations. Il n’y avait aucun génie mais juste du bon sens. Pour autant, l’affaire prit des mois car il me fallut convaincre chacun des contremaîtres, la plupart blanchis sous le harnois et un tantinet agacés par le jeunot que j’étais, de tenter l’expérience et pour cela de troquer leurs habitudes contre de nouvelles. Finalement, les tableaux ont été installés et ont commencé à se remplir, donnant à tous ceux qui passaient devant (je les avais placés dans le bureau des contremaîtres, au cœur de l’action) une vision complète de l’état technique de la flotte et des prévisions d’engagement par matricule. Cette vue anticipée, sur deux semaines au lieu de quelques heures, leur a permis de faire de meilleurs choix et avec davantage de sérénité.

Vous avez qualifié le contremaître d’homme central : est-ce qu’à ce titre il endossait toutes les responsabilités ? Non, le contremaître était responsable de la production. Mais l’homme-clef, c’était Gabriel Aupetit, chef du SATP, cette équipe de contrôleurs, anciens mécanos chevronnés et experts, dont la responsabilité était de vérifier la conformité des tâches de maintenance effectuées, d’aider aux dépannages à CDG et dans les escales, et, in fine, de décider si l’avion pouvait assurer le vol.

C’était donc le garant de la sécurité technique ? Tout à fait, et à ce propos je voudrais rendre hommage à Gabriel Aupetit, un homme en or. En or de par sa compétence : il élucidait les pannes énigmatiques, avant et mieux que quiconque.

Qu’est-ce qu’une panne énigmatique ? Je vous donne un exemple : depuis toujours, le Fox Bravo connaissait des pannes de radio HF. Ces pannes étaient sporadiques, et surtout, ce qui était frustrant, impossibles à reproduire au sol. Les équipages se plaignaient et on avait beau changer des kyrielles de boîtes noires, la panne, que l’on croyait enfin résolue, réapparaissait en nous narguant ! Jusqu’au jour où, pour la première fois depuis la sortie de l’appareil de la chaîne de Toulouse, l’on s’est intéressé à un petit boitier de connexion situé à la base de la gouverne de direction, où l’on a découvert que deux fils avaient été intervertis depuis l’origine. Et c’est évidemment le limier Gabriel Aupetit qui avait eu l’idée de creuser là !

Donc un homme en or ? En or techniquement, et en or humainement, d’une bienveillance rare. Il avait des discussions homériques sur les pannes avec André Blanc, chef des OMN (officier mécanicien navigant) : tous deux étaient de la même génération, partageaient la même passion pour Concorde, et les hasards de la vie avaient fait de l’un un volant et de l’autre un rampant… Un jour, Gabriel débarque dans mon bureau, un tube pitot à la main, et me dit « c’est pour vous, la résistance de dégivrage a claqué et c’est irréparable ». C’est ainsi que grâce à lui je possède la pièce peut-être la plus « iconique » de Concorde, la perche de nez !

Vous allez faire des envieux… Au fait, avez-vous souvent volé sur l’avion ? Oui, mais sans doute pas de la manière à laquelle vous pensez : je n’ai fait qu’un vol de familiarisation, en accompagnant la rotation d’un équipage vers Caracas. Nous avons fait escale à Santa Maria, où l’avion, d’un blanc immaculé sur un tarmac noir récemment refait, était somptueux en l’absence d’immeubles proches qui l’auraient « écrasé » (l’aérogare tenait du préfabriqué, avec un seul niveau). C’était sur le Fox Delta, sacrifié par la suite par cannibalisation au bénéfice de ses semblables. En revanche, j’ai fait des vols atypiques : j’ai participé à la livraison du Sierra Delta. Je suis descendu à Toulouse en Mercure Air Inter, et remonté en Concorde. J’ai participé à des séries de touch-and-go à Lille pour entraîner les nouveaux équipages. Responsable de la peinture du Fox Alpha, j’ai fait un vol CDG-Orly (30 minutes de vol tout de même !) dont le pilote, le captain Schwartz, ancien militaire, portait des gants de cuir prolongés jusqu’au coude par d’immenses manchettes évasées, pour parer à tout incendie du cockpit ! Mais le plus marquant de ces vols non commerciaux, et que l’on pourrait qualifier d’historique dans les annales de l’aviation, c’est un vol de contrôle que j’ai fait avec Jean-Paul Le Moël : il avait fallu changer deux moteurs à la fois sur un avion, ce qui était un évènement rarissime. Dans ce cas, la réglementation prévoyait un vol de contrôle avant la remise en ligne, et nous en avons profité pour réaliser des tests comme le rallumage d’un moteur en vol, la descente d’urgence, la chute des masques à oxygène, etc. Nous faisions des boucles supersoniques entre Bordeaux et Brest (12 minutes dans chaque sens) lorsque nous fûmes interceptés par deux Mirage de l’Armée de l’Air, qui avait sollicité Air France à l’annonce de ce vol spécial. J’étais assis sur le siège d’observateur situé derrière Jean-Paul Le Moël quand nous avons croisé les Mirage, qui arrivaient de face. Nous étions tous à Mach 2, de sorte qu’il était illusoire d’espérer apercevoir quoi que ce soit, sinon les trainées de vapeur qui apparurent soudainement de part et d’autre de l’avion. Nous fûmes ensuite accompagnés par les Mirage quelques minutes, avant qu’ils ne prennent la tangente. Mais le plus beau de l’histoire, c’est que l’un des pilotes de Mirage était le fils de Jean-Paul ! Une telle rencontre père-fils dans le ciel à Mach 4 de vitesse relative n’a sans doute pas d’équivalent dans l’histoire !

Belle histoire en effet… sinon, un vol en Concorde, c’était comment ? Oh, beaucoup en ont abondamment parlé avant moi : l’accélération qui vous colle au siège, la courbure de l’horizon, le bleu sombre de la voûte céleste, l’odeur de kérosène et la température croissante en cabine en fin de vol, etc. Je peux peut-être y rajouter des choses moins connues : en s’asseyant au dernier rang, on pouvait voir l’alignement des accoudoirs jusqu’au cockpit. Lors de la rotation et de la montée, cette ligne ondulait comme un serpent ! Ce qui pouvait inquiéter qui n’était pas familier de la machine… Autre chose : en croisière supersonique, alors que l’avion, surplombant les phénomènes météorologiques, est d’une stabilité totale (quasiment une dalle de béton volante !), il était parfois possible d’observer vers l’arrière de l’aile la moins éclairée, un voile incliné, subtilement luminescent, qui ondulait lentement, en festonnant la voilure. C’est difficile à décrire : il faut imaginer une mini aurore boréale, non pas verte mais irisée ou bleuâtre, inclinée vers l’arrière comme un rideau sous l’effet du vent. J’ignore s’il faut attribuer l’ionisation de l’air, qui explique sa luminescence, à un phénomène électrique ou à une discontinuité de pression, qui serait l’onde de choc de l’avion… je n’ai pas eu l’occasion d’en parler avec un expert.

Et étiez-vous en rapport avec les navigants ? Avec les PNC, pas du tout. Et pas tant que cela avec les pilotes, hormis le chef-pilote que je rencontrais chaque mois, je les saluais brièvement lorsque j’assistais à des départs ou lorsque je faisais partie du voyage : les minutes avant la mise en route sont denses et demandent de la concentration, et par conséquent il était hors de question que je me manifeste si je n’avais pas de valeur ajoutée. En fait, l’interlocuteur naturel de l’ingénieur d’entretien est l’Officier Mécanicien Navigant, car il était plus important pour moi d’échanger sur le fonctionnement et les dysfonctionnements des avions que sur la manière de les piloter. Donc pour répondre à la question, j’avais des contacts fréquents et informels avec André Blanc, que j’ai déjà cité, et son adjoint René Duguet lorsqu’ils nous rendaient visite au hangar H3.

A avion extraordinaire, passagers extraordinaires, parfois ? Effectivement, il y a eu des histoires avec des passagers sortant de l’ordinaire. Un jour, un client a sorti en pleine croisière supersonique un mini-vélo pliable, et, avec le consentement des PNC, a remonté en pédalant le couloir de la seconde cabine (plus longue que la première) afin de battre son record de vitesse en atteignant Mach 2,02 + 5 km/h… Une autre fois, toujours en croisière, un passager se lève avec des fioles de verre dans les mains, qu’il manipule à proximité des buses d’air au-dessus de son siège : il s’agissait d’un scientifique un peu farfelu qui avait besoin de prélèvements d’air à 60 000 pieds d’altitude !

Pas trop de regrets quand il a fallu quitter votre poste au bout de deux ans ? Pas vraiment parce que la transition vers la Recherche Opérationnelle qui m’attendait s’est faite dans des circonstances qui ne m’ont pas laissé le loisir d’avoir des états d’âme : un A300 ayant fait à Sanaa une accélération-arrêt du fait de la rupture d’un disque turbine ayant mitraillé les réservoirs et provoqué un incendie (par miracle, aucune victime grâce aux pompiers qui s’entrainaient en suivant les avions au décollage !), on m’y a envoyé un mois pour récupérer des pièces sur l’épave. Mais c’est une autre histoire…

Alors, adieu Concorde ? C’est ce que je croyais, mais il se trouve qu’en 1990 je suis muté à New York au Cargo, ce qui m’amène de temps en temps à rentrer à Paris en Concorde (dans l’autre sens, l’autorisation Concorde était plus difficile à obtenir). Mais surtout, en octobre 1992, j’ai eu l’opportunité extraordinaire de participer au record de vitesse du tour du monde Lisbonne-Lisbonne à l’occasion de la commémoration de la découverte de l’Amérique 500 ans plus tôt par Christophe Colomb (thèse malmenée depuis…). Ce voyage a été décrit et commenté par d’autres, je vous livre juste une anecdote, sans rapport avec l’avion : toutes les 3-4 heures nous pouvions nous dégourdir les jambes pendant les pleins. Les représentants locaux d’Air France avaient eu à cœur d’organiser de somptueux buffets, sans penser que nous ne mourrions pas de faim à bord, ni que leurs collègues des escales précédente et suivante avaient eu exactement la même idée. De sorte qu’après avoir honoré le premier buffet et picoré le second, la seule vision des suivants nous donnait un haut-le-cœur ! Plutôt que de contempler ces mets intouchés, nous avions un double défi : trouver un fonctionnaire de l’immigration qui veuille bien tamponner notre passeport et dénicher des timbres pour expédier à nos proches des cartes postales (qu’ils recevraient bien sûr plusieurs jours après notre retour). Bref, ce fut un voyage épique, avec une consommation effrénée de kérosène et de champagne !

Est-ce que les autres postes que vous avez occupés au sein de la Compagnie ne vous ont pas paru fades à côté de Concorde ? Pas le moins du monde. On ne peut pas rester ingénieur d’entretien toute sa vie, et les postes que j’ai choisis, tous très différents les uns des autres, ne m’ont jamais déçu. Beaucoup m’ont passionné, à commencer par celui-ci bien sûr.

Une conclusion ? Tous les gens qui travaillent dans des compagnies aériennes regorgent d’anecdotes liées de près ou de loin à l’exploitation, qui est une activité toujours pleine d’imprévus car c’est la conjonction de dizaines de métiers différents pour offrir un produit unique à des clients qui leurs confient leur vie ! En ce qui me concerne, je crois que j’ai eu beaucoup de chance, grâce à cet avion unique qui m’a fait vivre des moments inoubliables !

PdB