Par Pierre Grange
Le plafond est bas et la température glaciale ce 11 décembre 1967 lorsque Concorde 001 effectue son « roll-out », c’est-à-dire sa première sortie officielle. Cette apparition fera la une des journaux, tant l’appareil est impressionnant par sa taille et la hardiesse de ses lignes. Sud Aviation a fait les choses en grand. A l’ouverture des portes du hangar de Saint Martin, le prototype apparaît dans un vaste écrin entouré de membres d’équipage des seize Compagnies clientes, avant d’être lentement tracté devant les tribunes où siègent 1200 invités.
Avant l’ouverture des portes … © Airitage – DR
De toutes les interventions qui suivront, seul le discours d’Anthony Wedgewood Benn, jeune ministre britannique de la technologie, entrera dans l’histoire en mettant fin à la guerre orthographique qui fait rage autour de l’écriture du mot Concorde.
C’est Timothy Clark, fils d’un responsable communication de British Aircraft Corporation qui, au début du programme, donne à son père l’idée d’appeler le supersonique franco-britannique « Concord ». Ce nom est bien dans la lignée des fameuses « ententes cordiales », ces périodes de rapprochement qui, depuis le 19ème siècle, ont permis de régir les relations, pas toujours faciles, entre la France et la Grande-Bretagne. L’appellation « Concord » est vite adoptée des deux côtés de la Manche mais il y a un hic : les Français l’écrivent avec un « e ». To « e » or not to « e » voilà la question.
A Toulouse, ce jour de décembre, Tony Benn aura ces mots : « Sur un seul point, la France et l’Angleterre n’ont pu se mettre d’accord : la façon d’écrire le mot Concorde, avec ou sans « e » ! Cette situation étant devenue insupportable, j’ai décidé de la régler moi-même. Le « Concord britannique » s’écrira dorénavant … avec un « e » car cette petite lettre représente pour nous beaucoup de choses. Elle signifie : Excellence, England, Europe et Entente. C’est l’alliance d’amitié et de sympathie qui symbolise un lien entre nos deux pays. » (*)
Quoiqu’en dise le ministre Tony Benn, il ne peut s’agir que d’une décision gouvernementale prise au plus haut niveau tant elle est importante en termes d’image. On peut y voir une volonté de plaire à la France alors qu’elle s’oppose résolument à l’entrée du Royaume Uni dans la CEE (**). Pour comprendre cela, il faut se replacer dans l’époque. Le programme franco-britannique Concorde est lancé en novembre 1962. La première demande anglaise pour intégrer la CEE avait été faite en août 61 par le conservateur Harold Macmillan et immédiatement suivie d’un veto du général de Gaulle. En octobre 1964, le travailliste Harold Wilson arrive au pouvoir et, conformément à ses engagements électoraux, demande à sortir du programme Concorde. Il s’en suit une sévère crise entre la France et la Grande Bretagne. Elle va durer deux mois mais en janvier 65, tout rentre dans l’ordre, on continue Concorde ensemble !
Le 2 mai 1967, la deuxième demande anglaise d’entrée dans la CEE initiée par le même Harold Wilson est jugée recevable par les instances européennes qui préconisent l’ouverture de négociations. Cela n’empêche pas le général de Gaulle d’exprimer en conférence de presse le 27 novembre 1967, son désaccord. On est alors à 15 jours du roll-out du 001 et on peut raisonnablement penser que trois ans après la crise de 64, le premier ministre britannique veut se montrer coopératif avec la France en concédant ce « e » à Concorde. Pour conforter cette analyse on peut remarquer que parmi les mots utilisés par Tony Benn figurent Europe et Entente.
Ce jour-là, indéniablement, il s’agissait de promouvoir « l’entente concordiale. »
PG
(*) cf « La grande aventure de Concorde » par Jean-Pierre Manel
(**) La CEE (Communauté Economique Européenne) deviendra en 1993 l’UE (Unité Européenne)
© Airbus Heritage – DR